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Jean-Léon Le Prevost Lettres IntraText CT - Lecture du Texte |
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20 à M. PavieSavoir goûter le bonheur que Dieu et qu'Il sanctifie. Ne pas précipiter le mariage. Projet de voyage à l'étranger pour V. Pavie qui tourne court par l'indécision de Gavard. Petite chronique d'ouvrages littéraires ou religieux qui viennent de paraître. MLP. fait la connaissance de Bailly. Il relève quelques indices de reprise de la foi catholique.
Vous acceptez le bonheur avec grande défiance, mon cher Victor, et je ne vous blâme pas. Vous craignez les retours d'une espérance trop facilement accueillie et vous faites bien; puis, vous aviez peur, avouez-le, que je ne prenne trop en joie les choses que vous m'alliez dire; vous avez donc comprimé tous les sentiments qui vous gonflaient le cœur en laissant à peine exhaler, à longues haleines, quelques bouffées légères; c'était assez, allez, et craintes et joies, j'ai tout deviné par là. N'ai-je pas toujours d'ailleurs la main sur votre cœur et ses battements précipités ne me disaient-ils pas les luttes qui s'y passaient. Ne craignez pas, cher ami, je n'irai pas trop vite, je ne crierai pas victoire et triomphe avant l'heure. Oh! je me sentirais heureux pourtant à déposer avec vous, pour un instant seulement, rien qu'un instant, toute crainte pour l'avenir; à vous voir confiant vous-même, vous noyer dans le bonheur et savourer avec plénitude toutes les espérances infinies que peuvent laisser les mille choses que vous me racontez, les mille pensées entassées dans ces quelques heures, les mille sentiments qu'elles ont dû voir naître! S'il est vrai que le bonheur n'est guère pour nous ici que dans ces aspirations ardentes vers tout ce qui lui ressemble, où sera donc le vôtre, mon ami, si vous vous refusez constamment à ces courts repos, toujours attendant, toujours désirant? Pas encore, et toujours traversant les plus belles heures de votre vie, courant à d'autres que vous outrepasserez encore? Oh! oui, ici j'aurais voulu une halte pour vous, un peu de repos et de fraîcheur, sauf à reprendre après l'âpre et dur chemin, les courses haletantes dans le désert brûlant. Dieu ne nous punit pas de notre bonheur, quand nous le sanctifions en lui, quand nous l'acceptons comme une consolation, une grâce, comme un moyen d'arriver à lui. On peut, en le mettant de moitié dans sa joie, s'y abandonner pleinement, en toute sécurité et confiance, sans peur pour le lendemain, car lui encore en sera la mesure et si elle est d'amertume et de tristesse il ne refusera pas la part que nous lui offrirons. Je le sens, il est bien facile dans le calme où je suis de parler ainsi et je n'ai garde de donner extension trop grande à mes paroles. Je sais très bien qu'il est telles épreuves dans notre vie qui n'admettent ni repos, ni réflexions, où l'on roule emporté dans un tourbillon irrésistible, n'entendant plus, ne voyant plus, tendant seulement de toutes les puissances vers un but, vers une fin. Oui, c'est ainsi qu'est l'amour et ceux qu'effraie le tourbillon, qui n'osent s'y lancer, qui veulent prendre une voie moins périlleuse, ceux-là n'arrivent jamais, l'amour n'est pas fait pour eux; mais encore faut-il respirer et crier parfois: Mon Dieu! Or, pour vous, mon bien cher ami, il n'existe ni halte, ni trêve, partout et pour tout, vous vous jetez au tourbillon, vous ne marchez pas, vous courez toujours. Et combien de temps, pensez-vous que l'on puisse aller ainsi, tendu jusqu'à rompre, lancé jusqu'à prendre flamme! Je voudrais donc, mon ami, qu'un peu de cette admirable force revînt sur vous-même, pour y porter, par une volonté énergique, un peu de repos et de calme, parfois même un peu d'espoir confiant et de tout abandon. Pourquoi, par exemple, cet effroi effaré devant la distance qu'on mettrait entre vous et votre bonheur complet; laissez dire, laissez faire, laissez compter sur les doigts de la mère les années, que l'horizon reste sans limite pour elle et pour sa fille qui, si jeune encore, s'effraierait d'un avenir plus précisé; puis, quand par votre docilité, votre soumission d'enfant, vous aurez obtenu enfin admission, qu'il n'y aura plus, contre vous si humble et si résigné, la défiance, à cet instant, dites-moi, ne serez-vous pas maître absolu et libre de changer les lustres en années, les années en mois? A prendre la chose au pire, d'après vos vœux mêmes, un délai quelque peu reculé paraîtrait réellement à votre bon père, à vos vrais amis un bonheur, un temps nécessaire d'attente et d'initiation. Si je parle ainsi, mon bien-aimé ami, ce n'est pas, croyez-le, que mon ardente sympathie ne vole avec vous au but désiré. Ce n'est pas que mon cœur reste calme et froid, pesant à loisir le bien et le mal. Oh! non, vous le savez, moi qui longuement ici vous gronde, je lis tout d'une haleine vos lettres, ne respirant qu'au bout. Chaque fois que vous souffrez, il me semble qu'il faut courir à vous et l'impossibilité matérielle arrête à peine ma volonté. Mais, mon ami, il y a encore en moi pour vous autre chose que de la sympathie, il y a une tendresse infinie qui veut votre bonheur au prix de tous les sacrifices et brise ou réprime tous les élans de la sympathie quand ils s'éloignent de ce but, au lieu d'y concourir. Voyez-moi ainsi, mon ami, si vous voulez me voir en vérité et donnez quelque poids à mes paroles, car tout ce qu'il y a de meilleur en moi les inspire, de meilleur, oui car il n'est point là de réserve, rien qui ne vous appartienne, rien qui ne vous soit donné. J'irai ce soir chez Gavard, je vous dirai au retour, si je puis, mieux que lui du moins, ce qu'il compte faire. Ce n'est pas l'affection qui manque à Gavard pour vous suivre, ce n'est pas non plus le désir, ce n'est que la puissance de vouloir, puissance que je ne lui ai guère jamais vue et qu'il n'eut peut-être jamais. Que voulez-vous? C'est étrange, mais il nous prouve que cela retranché de l'homme, l'homme est encore une riche et bonne créature. Puis, d'ailleurs, c'est chez lui peut-être une tendresse de cœur trop grande qui le fait se lier avec tant d'étreinte à tout ce qui l'entoure que s'en détacher est impossible. Dès l'abord, quand je lui en parlai avant-hier: oh! me dit-il, jamais, je ne m'en sens pas capable; puis votre lettre lue, c'était à elle qu'il était lié, il s'écria: oh! oui, je le veux, oui, quinze jours c'est arrêté; puis nous revenons près de sa femme qui feint de l'encourager à partir, parce qu'au fond elle ne craint rien. C'était alors bien autre chose et si vous aviez vu comme moi l'impossibilité énorme, infranchissable qui, tout à coup s'est élevée entre votre projet et sa réalisation, vous auriez souri comme moi, comprenant l'homme jusqu'au fond et lui pardonnant aussi, car, en vérité, ce n'est pas sa faute à lui; il donne tout ce qu'il a de vouloir, demander plus serait mal et vous ne le ferez pas, mon ami. Je regrette sincèrement et lui aussi, que cela tourne ainsi. Je ne voudrais pas, moi, grand chose pour vous en pareil voyage. Je ne vous ferais pas suffisant contrepoids. A défaut de mieux pourtant, je serais déjà en route, scirent si ignoscere manes48, manes signifiant ici administration, ce qui est traduit moins librement qu'on ne le pourrait croire. La Suisse paraît calmée et vous pourriez reprendre votre premier dessein, cela vous irait mieux, il me semble, d'aller là tout à l'aise, respirer l'air que d'affleurer un coin de l'Italie. Après tout, pourtant, le Piémont, la Lombardie surtout peuvent bien être détachées du reste et vus en soi séparément. Gavard penche lui pour les Pyrénées, donneurs d'avis que nous sommes, n'ayant rien de mieux à donner, mais vous, comme l'homme à l'âne: n'en ferai qu'à ma tête, et nous d'ajouter après: il le fit et fit bien. Tout cela, mon ami, est écrit en désespoir de ce que mes trois pages se sont trouvées inondées, je ne sais avec quoi, et que n'ayant plus place en suffisance pour rien mener à fin, autant vaut ne rien commencer. Nous avons ici M. Gerbet. Lisez Lelia49, beaucoup de mal, beaucoup de bien; il y a là et dans tout ce qui paraît aujourd'hui un insupportable mélange des choses saintes aux profanes. Le mysticisme envahit le roman; bientôt ce sera la scène. Nous aurons des Mystères50, moins la foi dans l'auteur, l'acteur et l'auditoire. Cela m'inspire une singulière répugnance, mais l'épreuve est inévitable. Un filon découvert, on l'épuise. J'ai remis votre journal au Cabinet de Lecture. Il paraît que vous eussiez dû déclarer à la poste que c'était un imprimé: la voleuse m'a fait payer dix-huit sous (note pour l'avenir seulement, je n'ai pas besoin de vous le dire, et de simple avertissement). Mon petit travail sur Pellico parait perdu. Si la Revue le retrouve, je vous l'enverrai, mon ami. On m'a demandé un bulletin d'annonces pour cette même revue, des poésies d'un jeune breton un peu connu de vous Ed. Turquety: Amour et foi. Cela sera au n° d'août, sauf coupures peut-être et ajustement. J'ai fait la connaissance de M. Bailly51, je m'en applaudis, comme bien vous le pensez. Il confie la partie littéraire et philosophique du journal qu'il dirige, la Tribune Catholique, à quelques jeunes gens et le produit des articles faits par eux est versé dans une caisse pour aumônes que les jeunes gens eux-mêmes vont porter à de pauvres familles, c'est une généreuse et pieuse pensée. J'aurai la joie d'y entrer un peu pour ma part. Il y a en ce moment ici un grand mouvement de charité et de foi, mais tout cela dans la sphère isolée de l'humilité, échappe au monde indifférent. Je me trompe bien, ou de ces catacombes nouvelles sortira encore une lumière pour le monde; il n'importe, du reste, quelle forme aura le résultat, mais une foule de recueils religieux qui s'impriment ici maintenant à profusion et vont de tous côtés porter l'instruction à tous les degrés, et dans la mesure de toutes les intelligences, révèlent un besoin qui jusqu'ici sommeillait ou se montrait bien moins impérieux. Les libraires disent qu'ils n'ont pas souvenir que de longues années un livre ait été vendu autant que Pellico. On en fait de tous côtés des éditions nouvelles. (La nôtre n'avance guère.) D'un autre côté, M. Gerbet m'a donné récemment des détails bien intéressants sur le mouvement d'ascension du catholicisme en Angleterre; il m'a en particulier rapporté un entretien de M. Rio, ami de M. de Lamennais et maintenant compagnon de voyage de M. de Montalembert avec plusieurs professeurs de l'Université de Cambridge d'où on peut tirer les plus belles espérances. Si ces détails ne vous ont pas été communiqués, dites-le, vous les aurez dans ma prochaine lettre. J'ai vu récemment des lettres sur les Missions d'Amérique; elles ont aussi de bien heureux résultats; enfin on prépare ici des Missions pour l'Afrique qui n'en avait pas encore. J'avais tracé sur mon papier la ligne de nec plus ultra pour laisser place à l'adresse, elle n'a pas été respectée. Je ne sais plus comment faire. Je ne sais pas comme vous dire beaucoup en peu de mots. J'essaierai. Adieu, mon ami, à bientôt une lettre de vous. Nous avons eu, je dis nous, une lettre de Théodore, Gavard vous l'a dit sans doute, bien bonne, bien jeune et aimable lettre. Mille choses tendres et respectueuses à votre bon père, il me semble toujours que je suis avec vous deux et que Dieu est au milieu de nous. Amen! J'aurai bien à répondre sur la date de votre dernière lettre, mais nous nous entendons, c'est assez répondre et puis en voilà bien long. Adieu, ami.
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48 S'il avait fallu, MLP. aurait su se faire excuser, par son administration, pour partir en voyage avec son ami Pavie.
49 Roman (1833) de l'écrivain Aurore Dupin, dite George Sand (1804-1876), qui bouscule quelque peu la morale et les préjugés sociaux de l'époque.
50 MLP. fait ici référence au genre dramatique médiéval d'inspiration religieuse qui mettait en scène la Nativité, la Passion, la Résurrection et des scènes de la vie des saints.
51 Emmanuel Bailly (1793-1861). Formé à l'école de la charité au sein des nombreuses sociétés (S. des Bonnes Oeuvres, des Bonnes Etudes, des Amis de l'Enfance etc.) suscitées, au lendemain de la Révolution Française, par la fameuse Congrégation, il offrit, le 23 avril 1833, à Ozanam et à ses amis étudiants, les bureaux où il imprimait son journal, la Tribune Catholique, rue St-Sulpice. Il accepta de présider les réunions de la Conférence de Charité, la future Société de Saint-Vincent-de-Paul. |
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