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Jean-Léon Le Prevost Lettres IntraText CT - Lecture du Texte |
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25 à M. LevassorAccord de Mme Le Prevost pour l'association projetée. Confidences sur les premiers mois de son mariage. Détails pratiques sur l'organisation de l'œuvre future. Bien à faire à ces étudiants. Démarches charitables.
Je me pique d'honneur, mon ami, et pour aujourd'hui du moins, vous n'aurez pas à vous plaindre de ma négligence, si tant est qu'une première fois j'ai mérité ce reproche. Hier, à 9h. du soir, votre cousin m'apportait votre lettre et ce matin me voilà vous répondant; j'eusse pu réclamer son obligeance pour vous remettre ma lettre, mais il était incertain, s'il ne serait pas déjà parti au moment où je la lui eusse envoyée; elle ira donc par la voie commune, ne l'en traitez pas moins bien, je vous prie. Je réponds d'abord, mon cher ami, au point le plus essentiel de votre lettre, à celui que M. votre père et vous, avec une délicatesse de conscience que j'apprécie, avez désiré d'éclaircir nettement, je veux dire l'assentiment de ma femme à notre projet. Je dois le faire remarquer en premier lieu, mon cher ami, votre tendre sympathie pour tout ce qui me touchait si vivement ne vous a pas permis de garder, en ces rapports de confiance et d'effusion qui se sont établis entre nous, au sujet de mon intérieur, la froide raison, le jugement calme qu'un étranger, par exemple, eût maintenu en lui; ainsi, quand j'arrivais vers vous accablé par ma peine pour la verser en votre sein, ami dévoué, avant tout, vous avez bien plutôt songé à en prendre moitié, qu'à l'analyser rationnellement, à comparer ma situation avec d'autres positions analogues, et à former de tout cela une prévision nette, une espérance précise au moins pour l'avenir. Autrement, je le crois à présent que je suis un peu rassis moi-même, vous eussiez pensé peut-être que ces premiers troubles survenus au commencement de mon mariage étaient un effet presque inévitable de la position exceptionnelle qu'il comportait. L'harmonie et l'intelligence ne pouvaient, sans choc et sans froissement, s'établir entre gens que tant de disproportion d'âge, de nature, de goût séparait, mais après cette première épreuve, après ce premier heurt si douloureux, on a de part et d'autre cette expérience, cette conviction: c'est qu'à tant résister on se brise, c'est qu'il faut céder plutôt, fléchir un peu et, qu'à la longue, on peut ainsi rendre sa vie plus facile et plus douce. Nous en sommes là chez nous et depuis les dernières explications faites entre nous et qui, je pense, jetèrent quelque jour salutaire sur notre position, aucune affliction nouvelle n'est venue nous troubler. Dieu aidant, je l'espère, il en sera toujours ainsi, et nous aurons, sinon le bonheur que nous n'avons jamais espéré, du moins quelque repos et un peu de calme pour marcher dans le bien. Tout cela est bien long, mon ami, patience, j'arrive au but. D'après cette nouvelle disposition, l'assentiment de ma femme dont je n'avais jamais douté, devenait la chose du monde la plus simple aussi l'a-t-elle donné, non seulement volontiers, mais avec joie et de plein cœur. En deux mots, voici comme je lui ai présenté la chose: "Notre position est aujourd'hui, dans le monde, honnête et supportable; nous avons quelque bien, vous vos travaux, moi mon emploi. Mais dans quelques années, le temps du repos sera venu pour vous, puis-je compter assez sur les chances d'avancement dans ma carrière pour subvenir seul aux charges de notre maison? Plus tard, si nous désirons l'un et l'autre nous retirer entièrement, aurons-nous accru suffisamment nos ressources pour nous assurer, même en province la situation qui vous convient? Il est à craindre que non. Or, une occasion se présente d'occuper utilement le temps dont je puis disposer, l'activité qui me tourmente aujourd'hui, et dont je ne sais que faire, ne pensez-vous pas qu'il faut saisir cette occasion?" La réponse de toute femme sensée à pareille question ne pouvait être douteuse, aussi a-t-elle pleinement applaudi à notre projet et y a-t-elle donné entière adhésion. Pour ce qui la concerne personnellement, comme une entreprise du genre de la nôtre est étrangère à ses goûts, à ses habitudes, incompatible avec les arts qu'elle tient à cultiver par dessus tout, il est convenu qu'elle n'interviendra en aucune façon dans nos affaires, cette convention, qui, sans doute, est de votre goût est essentiellement aussi nécessaire pour elle. Seulement nous avons arrêté aussi que pour rendre mes communications avec elle habituelles et même de tous les jours, nous rapprocherions autant que possible sa demeure de l'établissement dirigé par nous. Ainsi, il n'y aurait entre nous nulle séparation, nulle cause d'étonnement pour le dehors, mais simple arrangement très habituel et très ordinaire entre époux pour l'exercice respectif d'occupations différentes. Cette difficulté levée, je passe au reste, bien plus aisé encore à démêler, puisqu'il ne concerne que nous gens de facile accommodement. Vous désirez, mon ami, que je précise plus nettement ce que j'entends par quelque obligation à créer entre nous. Voici ma pensée. Nous allons, si notre projet s'exécute, créer un établissement ou le réformer, ce qui est presque tout un. A cette œuvre nous mettrons notre intelligence, notre jeunesse, notre activité, tout ce qui est en nous enfin, et, je l'espère, nous aurons plein succès; mais si, dans deux ou trois ans, grâce à nos efforts réunis, la maison est devenue selon nos vœux et pleinement florissante, vous semblerait-il, mon ami, juste et bon de me dire: à cette heure tout va bien, je puis tout mener seul, adieu? La maison que nous prendrons est peu étendue et représente une valeur (je parle de l'établissement) de 20.000f. à peine; si, dans six ans, grâce à nos efforts réunis, cette valeur s'est considérablement accrue, vous semblerait-il juste et bon que le fruit de nos travaux demeurât le fruit d'un seul? Or, mon ami, votre titre de propriétaire unique vous donnerait ces droits qui, je le sais, d'avance, vous répugneraient trop à exercer. Je demanderai donc que pour établir plus nettement notre position respective, vous reconnaissiez (mais je le répète, sur simple parole ou écriture sans valeur légale):-1° Que notre association quoique non fondée sur une valeur matérielle de ma part, n'en est pas moins réelle et ne devra être rompue que fraternellement et à l'amiable; -2° Que la plus-value de l'établissement au moment de la rupture de l'association ou de la cession de la maison, cette plus-value, dis-je, étant l'œuvre de tous les deux, serait aussi le profit de tous les deux. Quant au mobilier, j'interviendrai dans le prix d'acquisition pour ce que vous trouverez bon et s'il s'accroît avec le temps, j'y participerai proportionnellement. Du reste tout cela, mon ami, je le dis encore, tout ce qui est intérêt n'est que misère, facile, on ne peut plus facile à arranger entre nous. Je songe de plus en plus avec satisfaction, à notre établissement futur, à voir plus nettement la chose, je me convaincs mieux encore qu'avec de la bonne volonté il y a là beaucoup de bien à faire; c'est vraiment un point critique que ce moment de transition pour les jeunes gens des collèges, à l'entière liberté et émancipation. S'emparer de ce moment pour les initier, autant qu'il se peut à la science du monde et plus encore à la science d'en haut, occuper leur intelligence, leur ardeur, leur montrer un bon emploi de ces facultés dans l'étude de la philosophie, de la littérature, des arts, préparer toutes ces voies pour eux, leur ouvrir la vie, en un mot, leur en bien indiquer le vrai chemin; c'est là une œuvre vraiment bonne, utile à la société, et selon le cœur de Dieu. Si nous en sommes dignes, mon ami, cette œuvre sera notre lot, sinon, je l'espère, nous le l'entreprendrons pas. Je prie chaque jour pour cela avec vous. J'ai voulu voir M. Gardet, il est à la campagne et ne doit revenir que demain; à son retour je prendrai près de lui l'information que vous désirez avoir. Sa jeune sœur, je pense, va être admise aux Oiseaux; les bonnes Dlles Bidard s'en occupent avec l'activité que vous leur connaissez pour tout ce qui est charité. J'emploierai, selon vos instructions, les fonds à moi remis et vous en rendrai compte. Adieu, mon cher ami, écrivez-moi bientôt, j'étais si fort accoutumé à vos visites que j'ai besoin de vos lettres pour m'en tenir lieu. Puisque me voilà maintenant présenté à M. votre père, veuillez lui offrir mes sentiments bien respectueux; si des relations plus intimes s'établissent comme je l'espère, entre vous et moi, j'y trouverai sans doute quelque occasion de rapprochement avec votre famille et j'en serai vraiment bien flatté. Adieu, mon ami, à vous de cœur bien sincèrement en J-C. Le Prevost
P.S. Recrutez chez vous des jeunes gens dans la supposition d'une création, nous les aurions toujours provisoirement, en cas contraire, chez M. Dufour, où vous seriez à même de les diriger, cela nous mettrait d'ailleurs en terrain un peu plus ferme pour traiter avec lui, si nous pouvions garder l'alternative d'une fondation par nous mêmes. Il est dommage que peu de temps nous reste, cependant avec de l'activité, on pourrait, je pense, réunir dès cette année quelques sujets et préparer plus de moyens pour la suivante. Examinez et nous déciderons. Je verrai M. Gardet.
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