31  à M. Pavie

Très sollicité, MLP. n'a pas eu le temps d'écrire. Sa vie domestique ne doit pas donner le change. Le fond de sa nature est l'espérance. Confidences sur les épreuves de sa vie conjugale. Sa force d'âme pour tenir son engagement.

Paris, le 24 novembre 1834

Je serais bien inquiet en présence de tout autre, mon très cher Victor, d'un silence aussi bien gardé que le mien; mais avec vous j'arrive aussi confiant et aussi libre que jamais, parce que ma tendre affection n'a pas changé et que, j'en suis profondément sûr, c'est tout ce que vous me demandez. Le reste est subjectif, accidentel et partant excusable ou de facile oubli. A défaut des faits vous recourez à l'intention et l'intention défaillant elle-même quelque chose vous reste qui vous est personnel et propre, c'est une vue intelligente et large de tout ce qui est humain, une foi implicite aux possibilités vagues, une perception réelle de l'imperceptible, une vue transcendante de l'invisible. Il y aurait bien du malheur, si avec tout cela, vous n'aviez découvert que ces temps derniers je m'étais, comme à plaisir, laissé encombrer de mille choses jusqu'à en perdre respiration; ma tête passait au-dessus un moment, puis, tout aussitôt, j'étais encore envahi. Vous avez dû, quelquefois aussi, vous donner pareil amusement. Ne savoir à quoi courir, auquel entendre la fatigue, l'étourdissement, puis quand on laisse tout d'épuisement, voir tout au hasard du Bon Dieu, n'en aller que mieux et arriver sans vous au but. Si vous demandez sur quoi tout cela opérait, je ne le sais trop, en vérité. L'affaire Levassor et quelques écrivasseries sont ce que j'en puis tirer de plus clair. Pour vous qui faites dix tours contre moi un, il y aurait eu bien du loisir et de l'espace, mais, vous le savez, le verre d'eau a ses tempêtes et la nullité son infini.

L'affaire Levassor dont je parlais reste provisoirement dans cette heureuse indécision qui va si bien à la quiétude de notre ami. Il a obtenu de sa famille, pour tout résultat, permission de se mettre six mois en pension chez Monsieur Dufour, pour examiner de près la chose et s'assurer qu'elle lui convient. Malgré le ton dont je parle, je trouve cela sensé et n'en ai pas ressenti la moindre contrariété. D'ailleurs moi aussi, à certains moments que je tâcherai de convertir en jours, puis en années, je vois presque avec indifférence tout ce qui fait la trame matérielle de notre vie. C'est découragement et faiblesse bien souvent, quelquefois résignation, ardent espoir en Dieu. Ce dernier sentiment est et restera, je l'espère, le fond de ma vie, ma note sensible, le reste n'est que vibration consonante ou simple accompagnement. Tant que je pourrai parler ainsi, mon ami, ne me plaignez pas; ma vie extérieure peut-être bizarre, monotone et triste, il n'importe, il est des heures qui ravivent, qui comblent l'âme et consolent de tout; il est des heures qui rayonnent et qui chantent, des heures où l'on entend au loin l'écho de la dernière heure répondant à l'éternité.

N'allez pas prendre au grand sérieux toutes ces phrases romantiques; c'est un coin de la chose, mais pas l'absolu, je suis d'ailleurs un fort bon vivant, me portant bien, courant tout à l'heure à merveille, mangeant buvant bien, querellant parfois ma femme qui va maintenant beaucoup mieux, enfin votre digne ami [sauf la pipe]⁶¹ et presque aussi tapageur que vous.

Ma femme, mon cher Victor, sans en vouloir convenir, est beaucoup plus forte et moins souffrante, elle travaille un peu et marche, je l'espère, à un mieux définitif. Entre nous, je ne saurais dire que la santé la rende meilleure, mais je vaux si peu moi-même que c'est chez nous à bon chat bon rat⁶². Nous ne faisons pas pourtant mauvais ménage, si le Bon Dieu nous aide, nous pourrons arriver à bien. C'est une étrange chose, vous verrez, que le ménage, et rien ne saurait d'avance en donner une idée. J'en ris quelquefois tout seul ou bien j'en pleure. Car c'est également comique et triste; il y a aussi un beau côté. Jusque-là on mène sa vie plus ou moins à distance des autres vies; union de société, de famille, union d'amis, union de frères, tout cela va côte à côte, et pourtant pas sans peine; en ménage, c'est bien autre affaire; deux vies en une ou bien dualité acharnée, lutte à mort, il faut choisir. Le beau côté, c'est qu'à force de se combattre soi-même, on se mâte à la fin quelquefois et l'on en sort meilleur. En voie contraire, si l'on cédait, le mal irait bien vite. Je ne vois que quatre pas: injure, violence, assassinat, suicide. Or, c'est là, mon ami, une effrayante idée, il n'y a que le premier pas qui coûte, on franchirait les autres en moins de rien et sans presque y songer. En longeant parfois les abords du chemin, j'ai entrevu à la dérobée tout cela! J'ai vite reculé, vous m'en croirez, car s'il faut vaincre ou briser pour mettre ici l'harmonie, il est plus facile et meilleur de briser et dompter en soi qu'en autrui. J'y veux travailler de toute mon âme; priez Dieu, mon meilleur ami, avec moi, pour qu'il me soutienne et me conduise au but.

J'aurais presque envie de vous faire reproche de ne m'avoir pas écrit, mais vous avez fait aussi pour le mieux sans doute; écrivez-moi bientôt et à cœur débordant sur toutes choses et sur la meilleure en particulier. J'entends celle que vous avez si courtement touchée dans votre dernière lettre. Embrassez votre bon père, mon ami Théodore et ceux qui sont encore là-bas connus ou à connaître.

J'ai vu Gavard, pas M. Boré encore; je l'espère; pas encore le jeune C. Je me suis occupé de lui. Je suis allé au collège; mais sans le voir; au plus tôt, je le verrai et l'aimerai pour vous et pour Dieu. Votre ami et frère,

Léon Le Prevost

Gavard vous a écrit; il va bien.