1291  à M. Girard

Conseils sur la part d'autorité à laisser à M. Charrin. Nécessité de l'abandon à la volonté de Dieu: entré en vie religieuse, le religieux est entré "dans la conduite de Providence où Dieu se réserve de tout mener sans lui laisser rien prévoir, au moins de loin". Nouvelles de Ste-Anne. Bénédiction du Pape.

Chaville, 12 avril [1868]

Pâques

            Bien cher ami et fils en N.S.,

            Je n'ai pas trouvé le moment jusqu'ici de vous écrire et de répondre à vos affectueuses lettres; la vie nomade que je mène depuis le commencement de l'hiver favorise peu l'ordre et l'activité dans les occupations, mais j'ai tenu compte des communications que contenait votre correspondance, et surtout je me suis souvenu devant Dieu de tout ce qui vous intéressait.

            Je serais bien étonné que vos chères sœurs n'eussent point reçu votre première lettre; je l'ai mise moi-même sous enveloppe avec un timbre et je l'ai donnée à un de nos ff. pour la porter immédiatement. M. Myionnet est allé chez vous hier pour avertir vos sœurs des demandes que vous faisiez en vêtements, etc., et en même temps pour leur donner de vos nouvelles et en prendre des leurs; je ne l'ai pas revu depuis, mais M. Charrin vous dira le résultat de cette visite, lequel, je l'espère, sera tranquillisant pour vous.

            Je crois, mon cher ami, qu'il sera mieux qu'à raison de votre âge et de votre plus grande expérience, vous ayez autorité sur M. Charrin qui, d'ailleurs, aurait peine, j'en suis assuré, à prendre les choses autrement. Vous trouverez en lui un aide dévoué et plein de bon vouloir; il est aussi d'un caractère doux et aimable qui le rendra agréable à ceux qui fréquenteront le Cercle. Ne vous hâtez pas, néanmoins, systématiquement, de lui laisser toute influence, direction, surveillance; il a besoin de se mûrir un peu pour qu'on puisse tant se reposer sur lui; il n'est pas encore accoutumé à prévoir l'ensemble des choses dans une entreprise ou opération quelconque et à la suivre avec ordre et précision; trop compter sur lui, dès l'abord, serait s'exposer à des mécomptes; gardez donc, quant à présent, la responsabilité des mouvements; vous verrez successivement ce que vous pouvez sans crainte lui abandonner. Je vois bien, comme vous, qu'il résultera un peu de gêne et peut-être de retard pour vos études dans ces soins des premiers temps, mais comptez sur Dieu qui saura bien vous rendre en assistance de grâce ce que vous aurez sacrifié pour son service. L'œuvre que vous faites est entreprise pour sa gloire seule; ni vous, ni nous ne nous y sommes ingérés de notre volonté propre; nous y sommes, parce qu'il nous a semblé clairement qu'Il nous y appelait; ayons donc confiance, succès ou non succès, difficultés ou retards, tout sera bien puisque tout sera pesé et réglé par sa sagesse et son amour; faisons bien aujourd'hui ce qu'Il nous donne à faire, demain, Il nous dira ce qu'Il attend de nous. Il m'a paru que vous n'étiez pas exempt d'un peu de souci sur l'avenir et sur le moment où vous retrouveriez une pleine liberté pour reprendre la régularité accoutumée de vos mouvements et de vos études. En entrant tout à fait à la discrétion de Dieu par la vocation religieuse, vous êtes entré dans l'ordre surnaturel, dans la conduite de Providence où Dieu se réserve de tout mener sans nous laisser rien prévoir, au moins de loin; il faut en cette voie beaucoup d'abandon et pas beaucoup de raisonnement; quand on s'y met franchement et sans résistance, on s'y trouve grandement consolé, car on sent l'action divine presque visiblement et rien n'est si doux pour l'âme que de voir qu'elle n'est pas seule et que Dieu lui est présent; abandon et confiance, nous arriverons à mieux que nous n'aurions osé espérer.

            Tous nos ff. me parlent de vous avec intérêt et affection, ceux de Chaville et de S^te-Anne en particulier, mais tous généralement; vous êtes déjà de la famille et votre place, préparée un peu de longue main, s'est faite bien promptement. Nos retraites ont bien marché; je n'en sais pas encore les résultats définitifs, mais j'ai lieu d'espérer qu'ils seront heureux. Je n'ai presque rien ouï-dire de S^te-Anne: MM. Planchat et Derny, partis depuis plus de huit jours, n'ont pas donné signe de vie, mais ils ne seront pas demeurés inactifs; vous en êtes bien assuré comme moi, M. Planchat a, sous ce rapport, assez fait ses preuves pour qu'on n'ait point d'inquiétude sur l'emploi de son temps.

            Nous avons aujourd'hui, jour de Pâques, reçu la bénédiction obtenue pour nous du Souverain et bien-aimé Pontife Pie IX, nous sommes convaincus qu'elle apporte pour nous des grâces abondantes; sans doute, vous l'aurez reçue directement avec M. Maignen; nous envions votre bonheur. J'espère que votre séjour à Rome, quelle qu'en soit la durée, sera bienfaisant pour votre âme et avantageux pour votre carrière dans le sacerdoce; c'est une grande joie, c'est une grâce de choix pour un prêtre d'avoir touché les tombeaux et les reliques des S^ts Apôtres et de tant de Saints qui composent à Rome comme une cité à part et comme un vestibule du Ciel.

            Si vous rencontrez sous votre main le livre de M^gr Gerbet sur Rome, vous le lirez avec fruit; d'autres disent les merveilles extérieures de cette ville bénie, lui en pénètre la vie intime et la haute signification.

            Adieu, mon bien bon ami et fils en N.S. Quand vous reverrai-je? Bientôt ou dans bien des jours? Je ne sais, nous ne le savons pas; mais vous êtes bien gardé, les anges avec les saints doivent se plaire à Rome; mon esprit misérable se glissera souvent parmi eux pour vous visiter, vous bénir et aussi pour vous embrasser tendrement, paternellement.

            Votre ami et Père affectionné en J. et M.             Le Prevost    P^tre