83  à M. Pavie

Nouvelles des familles Pavie et Salva. MLP. résume sa vie. Son amitié avec Gavard.

Paris, 28 septembre 1840

Très cher Victor,

Je profite du départ pour Angers du confrère Macé pour vous griffonner en hâte quelques lignes. Je comptais vous écrire pour votre bon père, mais suivant la louable habitude de mes jambes boiteuses, elles sont arrivées chez M^me Ladame⁹³, tout juste au moment où M. Pavie venait de monter en voiture: faites-lui, je vous prie, mes excuses et dites-lui bien aussi tous mes regrets. Je n'ai vu personne depuis quelque temps qui vous approche. J'ignore donc si votre chère amie a donné une petite sœur au petit Joseph, sœur ou frère, pourtant, car il n'importe, Dieu ne laissant pas le choix, fait la place de l'une ou bien de l'autre en ce monde et dans le cœur de ceux qui devront accueillir le petit être nouveau-né. Ma sœur bien-aimée est enceinte aussi en ce moment et bien près d'accoucher. J'aurai donc à faire des vœux pour les deux chères créatures ensemble; puisse le bon Dieu les bénir l'une et l'autre et les accueillir avec un tendre amour.

Je voudrais avoir bien des choses à vous dire sur mon compte, car je sais, cher ami, combien vous intéresse tout ce qui me regarde; mais, en vérité, il n'y a point d'histoire moins curieuse que la mienne; par suite de mes goûts paisibles et de mes habitudes routinières, je tourne toujours et toujours dans le même rond, sans faire le moindre zigzag, ni à droite, ni à gauche. C'est peut-être bon en quelque sens; mais pour le récit, cela n'y prête pas le moins du monde. Il faut donc, cher Victor, que vous vous contentiez de ce sommaire général. Rien de très bon, rien de très mauvais, santés médiocres, fortune aussi, cœurs assez paisibles, désir du ciel et confiance en Dieu. Voilà tout.

Votre vie à vous, cher ami, est moins insignifiante, vous vous garderez donc bien dans votre réponse de n'inscrire ainsi que des têtes de chapitre; d'ailleurs, j'ai, vous le savez, l'esprit un peu lent, je ne développe rien, je prends tout et sans plus, comme on le donne; comptez là-dessus et détaillez bien. C'est ce qu'il me faut; ceux que j'aime à mon gré ne sont jamais trop longs.

Il y a un temps considérable que je n'ai vu Gavard. Il me semblait qu'il avait si peu d'empressement à me rechercher que cela m'a ôté la confiance de le poursuivre moi-même. Il est pourtant toujours aimable et bon quand nous nous voyons; mais, à tort ou à raison, il me regarde comme un être dont la puissance est bien bornée et ne peut étreindre que ce qui est tout près de lui. Cela est vrai, au fond, je l'avoue; seulement, je crois qu'il n'avait pas cessé d'être près de moi et qu'il entrait bien dans la sphère qu'il m'est donné d'embrasser. Cela ne veut pas dire, cher ami, que je me reconnais comme un esprit exclusif. J'espère qu'il n'en est rien. J'aime assurément par le cœur tout ce que mes facultés si restreintes ne peuvent atteindre, j'admets seulement, quant aux effets, que je n'atteins pas bien loin. Vous m'acceptez ainsi, vous, mon cher Victor, mais tous ne sont pas si généreux et si indulgents.

Adieu, mille amitiés à tous nos amis autour de vous; ce n'est pas ma faute, si je n'ai pas vu Adrien Maillard lors de son dernier voyage. Dès que je le sus à Paris, je courus chez M^me Ladame, mais elle l'avait à peine vu et ne connaissait point son adresse. M. Sainte-Beuve m'a donné des nouvelles de Théodore mais un peu vieilles déjà. J'en aimerais bien de plus fraîches. Je suis de cœur au milieu de votre petit cercle intérieur et me dis comme toujours en vous embrassant, cher Victor,

Votre ami et frère en N.S.

Le Prevost