Couverture | Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText
Jean-Léon Le Prevost
Lettres

IntraText CT - Lecture du Texte

  • Lettres 101 - 200 (1843 - 1850)
    • 142  à M. Myionnet
Précédent - Suivant

Cliquer ici pour activer les liens aux concordances

142  à M. Myionnet

Rôle de la sécheresse spirituelle dans la vie intérieure: Dieu la permet pour que nous percevions notre misère; notre travail est de nous laisser faire. Démarches charitables. Légende de l'évêque bâtisseur. Inébranlable constance: "garder la lettre de notre règlement, l'esprit reviendra".

 

27 juin [1846]- St Valéry-en-Caux

Grand Hôtel des Bains

 

Mon bien cher frère,

Vous me paraissez beaucoup trop sévère pour vous et vous demandez trop vite, ce me semble, à votre pauvre âme d'arriver à la perfection à laquelle elle aspire. N'est-ce pas trop grossir les choses aussi que de voir dans votre vie toute consacrée à la prière et aux œuvres saintes des fautes graves qui peuvent alarmer votre cœur? S'il en était ainsi, cher ami, j'en aurais vu quelque chose, moi qui, depuis votre arrivée ici, ne vous ai guère quitté et qui partage maintenant votre demeure et marche côte à côte avec vous. Rassurez-vous, cher frère, je n'ai rien vu en vous que de simple, de droit et de bon, et j'ai pour moi la conviction que, loin d'avoir reculé dans la bonne voie, vous vous y êtes avancé courageusement et d'un pas soutenu. Notre erreur sur nos dispositions vient ordinairement, cher ami, de ce que nous ne tenons pas un compte suffisant des circonstances différentes où nous nous trouvons; en certains temps, nous avons été pleins d'ardeur, fermes dans les règles que nous nous étions imposées, prêts à tout souffrir, à tout entreprendre pour le service du Seigneur. Cet état heureux ravit notre cœur, nous remplit d'espérance et nous semble la voie de perfection. Je pense toutefois qu'il n'en est rien, qu'on est là seulement aux premiers pas de la carrière et au traitement de l'enfance. En avançant, Dieu dont l'ardeur nous soutenait se retire; sa lumière n'éclaire plus notre esprit, nous nous trouvons en présence de nos faiblesses, de notre impuissance et de toutes les misères de notre nature; nous sommes tièdes et presque mauvais; l'amour-propre se mêle à nos intentions, et l'alliage gâte aussi la pureté de nos affections, nous prions sans goût et avec ennui; nous n'avons à l'oraison ni pensées, ni sentiments, ni ardeur pour les résolutions; enfin nos œuvres aussi sont tièdes et sans vie, infructueuses pour les autres, vides et fatigantes pour nous. En êtes-vous là, mon bien cher frère? Si vous n'y êtes pas encore, je suis en avance sur vous et puis vous tendre la main pour me rejoindre, car vous y viendrez; si vous êtes plus abattu, plus triste et plus débile encore, c'est à vous à m'attirer, car vous avez de l'avance sur moi. Oui, cher ami, je suis convaincu qu'il faut passer par ce triste chemin, sentir par nos défaillances, nos faux pas, nos chutes peut-être, notre misère, notre néant. Mais je suis assuré en même temps que cet état de désolation et d'impuissance est meilleur que le premier où nous étions fermes, fervents, généreux par le cœur et féconds par les œuvres. Dieu était en nous alors, animait notre esprit, guidait nos pas, soutenait notre main; aujourd'hui, il nous regarde faire, comme une mère suit les premiers pas de son enfant, voit sa faiblesse, prévoit ses chutes, mais le laisse faire pour qu'il apprenne à marcher. Quand, il y a quelques mois, avant notre petite retraite, vous sembliez triste et parliez d'aller vous recueillir à Angers: M. Beaussier sourit seulement et me dit: "Vous et lui en verrez bien d'autres." M. de Malet, mon pieux et saint directeur d'autrefois, m'en avait aussi averti, me disant: "Vous avez quelque peu de science, de foi, de charité, de dévouement, sachez bien que l'heure viendra où vous n'aurez plus rien; la tiédeur, la sécheresse, les ténèbres et les chutes seront votre lot, vous serez seul au lieu d'être à deux comme aujourd'hui, Dieu et vous; il n'y aura plus que vous, et vous comprendrez alors ce que c'est que vous". Cette heure semble arrivée, cher ami, tenons-nous donc bien, serrons-nous l'un contre l'autre, gardons la lettre de nos pratiques et de notre petit règlement; l'esprit reviendra, la lumière éclairera encore notre pensée, notre cœur sentira encore la douce charité à laquelle il s'est voué et tout entier consacré. Voilà mon espérance, cher ami, acceptez-la vous-même ne prenez pas votre isolement pour la décadence, quelques relâchements, mollesses et dégoûts pour des fautes graves, ni même quelques fautes pour des signes de défection; en cet état, Dieu nous traite avec une immense indulgence; si nous trébuchons, il n'y prend garde et si nous tombons, il nous relève, essuie la poussière et la boue et nous remet sur le chemin. Voilà tout. C'est moi aujourd'hui, cher frère, qui semble résolu et parais ne douter de rien; demain ce sera votre tour, car, vingt fois le jour, j'ai aussi mes défaillances et mes découragements. Mais appuyés l'un sur l'autre, nous soutenant alternativement, priant ensemble ou gémissant ensemble, nous gagnerons du terrain, et nous nous trouverons, je l'espère, sur un sol plus ferme et dans un air plus libre.

Quand je serai de retour, cher frère, si le bon Dieu me rend un peu de santé, je m'efforcerai de vous édifier mieux. Je comprends bien que l'état où vous me voyez de corps et d'esprit ne contribue pas peu à votre découragement, mais, mon bien cher frère, vous n'aurez pas manqué, avec une indulgente compassion, de penser que j'en souffre encore plus que vous, ayant à la fois le poids et l'humiliation accablante de ces infirmités. Je les regarde, du reste, comme une des rudes épreuves auxquelles nous devions nous attendre et je me plais à y voir un témoignage de la présence et de l'action de Dieu dans notre œuvre. J'ai lu ces jours-ci une petite légende portant que le Seigneur ordonna à un pieux Evêque, je ne sais plus lequel, de lui élever une église magnifique en un lieu marqué. L'Evêque se mit à l'œuvre et bâtit à grands frais l'édifice, mais il n'était pas encore achevé que les murs s'écroulèrent; on les releva, ils tombèrent encore; mais le saint ayant persévéré, il édifia enfin un temple admirable où le Seigneur se plut à verser sur tous ses bénédictions.

Ce sera là, je l'espère, cher ami, notre histoire, mais il faut persévérer opiniâtrement dans notre dessein, ne nous décourager ni des difficultés, ni surtout de nos imperfections; nous sommes les instruments de Dieu, s'Il ne nous trouve pas tels qu'Il nous veut, qu'Il nous taille, nous martèle et nous redresse à son gré, j'ose dire que c'est son affaire, la nôtre est de nous laisser faire, d'être dociles et de ne céder que si, bien évidemment, bien assurément, Il nous rejette et refuse de se servir de nous. Voilà ma pensée, cher ami, elle sera aussi la vôtre puisqu'elle ne comporte que la défiance en nous-mêmes avec l'absolue confiance aux miséricordes et à l'amour de notre Dieu.

J'ai reçu, comme vous le dites, une lettre de M. Maignen, mais il ne me parle point de la Conférence, ni du patronage pas davantage. Sa lettre n'est qu'une longue plainte contre moi, contre mes exigences excessives et l'exagération de mes conseils à son égard. je mérite en partie ces reproches, bien que mon intention ait été bonne; mon affection pour lui toute chrétienne qu'elle fût, était excessive et par là devait avoir son châtiment; je n'ai pas d'ailleurs assez tenu compte de ses inclinations naturelles et, en essayant de mettre un peu de régularité dans ses habitudes, j'ai appuyé trop rudement la main sur un point faible qui voulait être ménagé. J'espère néanmoins que cette irritation est passagère et que son cœur nous restera. Je vous prie, cher ami, de ne lui point parler de ces petits démêlés, le bon Dieu, mieux que nous, les arrangera avec sa douce et insinuante charité.

J'écris une lettre, que je joins ici, pour demander à M. l'abbé Duquesnay d'aller à Angers pour le 19 juillet. Il faudrait, cher ami, par amour pour votre Conférence d'Angers, que vous portiez cette lettre vous-même à M. Duquesnay, qu'on trouve le matin avant midi. Vous le rencontrerez, je pense, en y allant tout de suite après la messe, le matin. Si vous obteniez une réponse favorable, vous devriez, cher frère, en écrire immédiatement à Pavie qui concerterait avec vous le départ de M. Duquesnay. En cas contraire, la charge vous reviendrait encore, mon pauvre frère, de voir M. Ratisbonne145, M. Lacarrière dont on vous dira l'adresse aux Carmes, enfin les Jésuites qui peut-être donneraient le p. Humphry ou le p. Marquet. Je crois qu'ils ne conviendraient pas pleinement à Angers, mais ils ont assurément un talent incontestable. Le plus convenable serait, je crois, M. Duquesnay, travaillez donc de votre mieux pour l'avoir.

Je vais écrire à Victor pour lui dire que mon absence laisse en grande partie reposer cette affaire sur vous. Si vous réussissez, avertissez-moi vite, je pourrais écrire à M. Levassor pour lui demander comment il s'est arrangé dernièrement en cas semblable avec M. Duquesnay pour les frais de voyage ou autres; peut-être aussi pourrait-on tout simplement prendre l'avis de M. l'abbé Goujon à la sacristie de St-Sulpice.

Je n'avais pas pris soin de vous dire d'ouvrir mes lettres, puisque nous avons tout mis en commun, la recommandation était inutile. Je vous prie de prélever sur les 200f reçus le prix du port, plus 115f que vous verserez à la Caisse de notre Communauté et de réserver le reste qui n'est pas à moi.

Rappelez-moi de nouveau au souvenir de nos bien chers Confrères, en particulier ceux qui veulent bien prendre sur eux mon travail avec le leur: MM. Deslandes, Boutron, Roudé, Granger; je désire aussi que vous fassiez un petit mémento particulier à M. de Malartic dont la bonté et l'inépuisable bonne volonté font ma joie et mon édification tout ensemble. N'oubliez pas enfin d'autres qui me sont également chers: MM. Nimier, Georges, Planchat, Leleu146, tous, je ne sais pas m'arrêter, car je les ai tous dans mon affection. J'apporterai à l'excellent M. Fossin des nouvelles de sa famille; j'ai écrit à M. Paillé, je pense qu'il va nous arriver bien prochainement. Enfin dites un mot au bon Odulphe que je recommande aussi au bon Dieu dans mes prières.

J'augmente vos travaux, cher ami, en vous donnant un pareil volume à lire, mais je n'ai pu faire autrement. Ma santé est peu robuste encore, mais si elle ne revient pas, elle exercera votre patience, cher ami, se sera peut-être là le dessein de Dieu. Je vous embrasse tendrement, cher frère, dans le cœur de ce divin Maître qui nous a rapprochés l'un de l'autre et qui nous unira dans son amour.

A vous en J. et M.

Le Prevost

 

 





145 Converti du judaïsme comme son frère Alphonse, Théodore Ratisbonne, prêtait son talent d'orateur à la Conférence St-Sulpice.



146 Confrères de St-Vt-de-Paul. – Henri Planchat (1823-1871), premier prêtre de l'Institut. Etudiant en droit, il était, dès 1843, membre de la Conférence St-Sulpice. Surnommé "L'apôtre des faubourgs", il sera fusillé le 26 mai 1871 par les Communards.





Précédent - Suivant

Couverture | Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (V89) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2008. Content in this page is licensed under a Creative Commons License