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Jean-Léon Le Prevost Lettres IntraText CT - Lecture du Texte |
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17 à M. PavieTémoignage d'amitié. Commentaire d'un sermon de Lacordaire à St-Roch. Avis sur différentes productions littéraires.
Mardi 28 mai 1833
Il fallait, mon ami, vous laisser un peu respirer après votre retour, vous laisser digérer un peu de paix Paris et nous, trop en hâte peut-être entassés durant votre court séjour ici; il fallait enfin laisser l'absence se trancher nettement. Je ne vous ai donc pas écrit jusqu'ici, malgré le désir qui m'y a bien des fois porté. Je me disais: il repose, il dort; ne l'éveillons pas; mais je vous ai assez longtemps regardé dormir. Vous voilà bien remis. Allons donc, levez-vous et parlez-moi. Dites-moi bien naïvement comment vous êtes, si votre vie est de nouveau arrangée là-bas; si vous avez renoué toutes vos harmonies, un moment déplacées. Dites-moi en quel état est votre esprit, en quel mode, en quel ton. Dites-moi, mon ami, ce qu'on vous a dit à votre retour des choses qui vous intéressent et ce qui est survenu depuis. Si j'épuisais la série de mes questions, elles iraient loin encore et la queue prolongée en dépasserait bien ce court papier. C'est, voyez-vous, qu'accoutumé que j'étais à vous voir, à vous entendre tous les jours, j'ai trouvé après bien du vide et du silence et que quelques mots de vous jetés pour combler cela tomberaient au fond, tout au fond de mon âme et y feraient un bien que je ne puis dire. J'ai honte de demander encore quand vous avez ici tant donné, ne réservant rien de vous, vous livrant tout entier par le dévouement et à l'exemple du Maître, disant: buvez et mangez. Il ne peut y avoir dans ce rapprochement, je l'espère, rien de mauvais. Je ne prends point pour divine cette nourriture, je vous aime en Dieu; il le sait, et si parfois quelqu'exaltation trop terrestre enivre ma tête, je ferme les yeux et cela passe. Oh! oui, je vous aime en Dieu! Tout sentiment contenu, a dit Mme de Staël34, n'a guère d'énergie; elle ne voyait donc pas que l'amour peut comprimer l'amour et qu'il y a double force alors et double énergie, d'où résulte la soumission, pour nous manifestation la plus haute de la puissance d'aimer. Soyez donc en repos, mon ami, je garderai le feu, mais je rejetterai la fumée. Il me vient quelqu'inquiétude, mon ami, que la pensée qui me domine heureusement aujourd'hui et pour toujours, je l'espère, ne revienne en mes lettres trop inévitablement jusqu'à la monotonie, jusqu'à la préoccupation maniaque. Sans doute, on peut dire: là où est le trésor, là est le cœur, ou, avec St Paul: "Nos stulti propter Christum. Si insanimus, Deo insanimus."35 Sans doute on ne voit pas ce que des chrétiens s'entretenant auraient de mieux à dire que des choses de Dieu ou tendant à Dieu; mais encore un sentiment divinement inspiré peut sonner mal, traversant la parole humaine, mais l'attention n'est pas toujours piété, il faut l'attendre et ne pas la lasser. Je sens cela. Dites-moi donc, mon ami, si vous avez remarqué dans mes lettres, dans mon entretien ou mes actes quelque disposition à manquer en tout cela de mesure. Je remarque à cette occasion que vous êtes sobre à l'excès de conseils. C'est modestie exagérée. On se juge mal soi-même. Un avis souvent fait grand bien, et, pour ma part, il m'est bien des fois arrivé de regretter le vôtre. Si vous m'aimez, j'allais dire; je me reprends: si vous me voulez plaire, vous me conseillerez toutes les fois qu'il y aura lieu et plus que moins. Quelqu'un vous a-t-il dit que M. Lacordaire avait prêché. A tout hasard, je vous en parlerai quelques mots. Le sermon avait lieu à 7h. du soir à St-Roch, un dimanche, par un temps et soleil superbes, c'est assez dire que l'assemblée adorait Dieu dehors peut-être, mais qu'elle était peu nombreuse autour de la chaire. En revanche bien composée, le ban et l'arrière-ban Montalembert, le 18è siècle y compris et toute la Pologne réfugiée. Mais, si une intention trop mondaine avait convoqué la plupart, ils ont sur l'heure reçu leur châtiment: il y a eu pâture pour les chrétiens mais pour eux seulement. Toute la partie humaine de la chose: arrangement, logique, éloquence, tout cela a coulé; il n'est rien resté à l'orateur, soit émotion, soit disposition mauvaise, que le plan et les masses de son discours, avec sa ravissante voix si onctueuse et si pénétrante, mais encore manquant ce jour-là d'habile direction, trop ménagée et plus tard menaçant de s'éteindre tout à fait. M. Lacordaire n'avait point écrit son discours, comptant avec raison sur sa facilité pour mettre en œuvre sa matière et la mieux accommoder, selon l'inspiration émanée de l'auditoire. Mais cela lui a failli; pourquoi? Je ne sais, mais partout le développement manquait, de grandes pensées étaient jetées, de grandes masses esquissées, mais le développement, mais la liaison, la fusion harmonieuse n'ont pu venir, la plus mince intelligence y suppléait; c'eût été, il semble travail de manœuvre, pourtant faute de cela, la chose a été tout à fait manquée. Je parle ici humainement, il s'entend, car, je ne sais si chrétiennement il ne se pourrait dire qu'ainsi dépouillée d'artifice et même d'enveloppe, la parole n'était pas encore plus pure, plus chastement introduite dans l'âme. Il faut l'avouer pourtant on se passe malaisément de la participation extérieure et incontestablement cet effet particulier ne pouvait être que fort restreint. M. Lacordaire est resté sous le coup, non pas découragé, le courage comme l'espoir lui viennent d'en haut, mais un peu ému. Cela devait être, et dans son humilité, bien convaincu maintenant qu'il faut parler à la jeunesse, à nous, ses amis et ses frères, mais pas dans une chaire, pas à une assemblée d'Église. Il eût fallu peut-être lui affaiblir l'effet de cette première tentative; il eût essayé de nouveau, et, mieux préparé, eût atteint pleinement sont but; on ne pèse pas toujours ses paroles. M. de Montalembert, comme chrétien, comme ami, s'est cru en droit de parler net et en a usé largement; d'autres encore sans doute et moi-même qui le vis peu après je ne dissimulai pas assez peut-être qu'il n'y avait pas eu satisfaction complète, ou du moins je n'insistai pas suffisamment sur ce qu'il y avait de grand dans la chose telle quelle. Une interruption m'en empêcha d'ailleurs, une visite qui survint. J'en eus bien regret après et si fort que je lui écrivis quelques mots pour compléter ma pensée. Il m'a fait une réponse si pleine de bonté, de touchante humilité que vous en seriez ravi comme moi. L'attrait puissant que Dieu lui a donné pour la jeunesse, l'expérience qu'il a de ses sentiments, le besoin qu'il lui sait d'une âme qui la comprenne, tout cela dit-il, l'entraîne à travailler pour elle. "Il faut savoir, ajoute-t-il, entendre la volonté de la Providence qui ne se manifeste ordinairement à nous que par mille petites choses qui agissent sur tous les points de notre âme et la décident déjà avant qu'elle ait réfléchi. Dans le cas où je me trouve la réflexion est d'accord avec l'attrait intime. Du reste les choses se font peu à peu, sans bruit, et je ne me presse pas de faire, sachant bien que Dieu disposera tout pour le mieux, pourvu que je m'abandonne à sa volonté". Cela ne rappelle-t-il pas, mon ami, Fénelon disant: Laissez-vous aller au souffle de la grâce, ne résistez pas à la volonté de Dieu, devenez comme un bon petit enfant qui se laisse emporter sans même demander où on le porte. Voilà bien des citations, mon ami trop pour une fois peut-être; de peur de citer encore je m'abstiens de vous parler des Pèlerins polonais que vous avez lu déjà sans doute; c'est encore là un homme selon notre cœur. Trouvez-vous comme moi que la préface par M. de Montalembert, n'est pas d'or aussi pur que l'ouvrage même?36 L'indignation est légitime sans doute; mais la haine en Dieu est encore de l'amour. C'est que le malheur met bien près de Dieu. Pellico37, Mickiewicz ont trouvé là des révéla-tions si lumineuses qu'ils en sont revenus avec une auréole. Oh! Si à eux aussi comme à un autre poète on disait: ami, d'où nous viens-tu etc. Oh! qu'elle serait belle leur réponse! M. Gavard vous a écrit et désire se charger de vous renvoyer avec son avis vos compositions. Je n'ai donc pas à vous en parler, c'est bien assez d'un; un mot d'explication seulement: vous avez paru entendre sur l'Organiste 38 que cela n'avait pas été pris au sérieux par moi; tant s'en faut. J'ai dit que le style me paraissait parfois trop familier. J'entendais par là que la forme en quelques endroits n'était pas suffisamment modelée, si je puis dire. La chose n'était pas là dans le jour de l'art, mais restait dans le monde où l'on vit, où l'on parle, dans le monde familier. L'autre composition, quoique moins haute sans doute, sous ce rapport est plus irréprochable. C'est ainsi seulement que je l'ai compris, en disant qu'elle était plus faite et pouvait plutôt que l'autre être immédiatement publiée. Cette explication n'importe guère. Je désirais pourtant vous la donner, si vous avez quelque confiance en ma circonspection et prudence, vous me renverrez l'Organiste après l'avoir retouché un peu et je puis, je crois, répondre de le placer, ainsi que l'autre, la jeune fille ou lacrymae convenablement. Vous n'oublierez pas, mon ami, que vous avez à moi un médaillon qui m'est bien précieux. J'ai songé depuis pourtant que votre bon père désirait peut-être le garder. Consultez-le et faites pour le mieux. En tous cas, entre mes mains, il serait un simple dépôt révocable à volonté. Puisqu'un seul exemplaire en reste, il doit appartenir à tous, et, selon le moment, passer de l'un à l'autre. Vous jugerez donc et je vous mets au défi de ne pas faire selon mon désir. Car, comme ami, s'entend, la matière en moi prête; si vous n'en faites pas quelque chose, si vous n'en tirez pas tout le parti possible, ce sera votre faute. Adieu, mon ami, je serai moins causeur une autre fois, aujourd'hui il ne pouvait en être autrement. Embrassez tendrement pour moi votre père. Tout de cœur à vous. Léon Le Prevost
Vous savez quel sujet occupait nos dernières lettres, c'est ici une effusion ouverte qui ne peut pas tarir. Soyez sûr qu'à tout instant, à toute heure mon attention est prête, que ma sympathie veille toujours. J'ai lu la Fée39, en mémoire de vous. J'étais digne de la lire. Je l'ai senti au plaisir qu'il m'a donné. Que Nodier fasse un seul pas encore, qu'il rompe un dernier lien qui l'attache aux autres pour se livrer tout à nous et je n'aimerais personne plus que lui.
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34 Fille de Necker (ministre des Finances de Louis XVI), Mme de Staël (1766-1817) illustra, par l'exemple d'une vie passionnée et par ses œuvres littéraires, ce qui sera plus tard l'idéologie romantique. Pour elle, la poésie se doit d'exprimer les tourments des âmes à la fois inquiètes et mélancoliques. Porté, par sa nature sensible, à épancher ses sentiments, ("quelque exaltation trop terrestre..."), MLP. saura en maîtriser les manifestations excessives.
35 Nous sommes fous, nous, à cause du Christ. Si nous sommes fous, nous sommes fous pour Dieu (1Co 4,10). 36 L'ouvrage du poète Mickiewicz venait d'être publié à Paris en 1832. Montalembert en avait fait la traduction.
37 Silvio Pellico, (1789-1854), écrivain italien. Accusé d'appartenir aux carbonari (société secrète qui s'était juré de chasser les Autrichiens d'Italie), il fut emprisonné dix ans dans la forteresse du Spielberg, en Autriche. Libéré en 1830, il publia, deux ans après, mes prisons. Davantage que la description du régime sévère auquel il fut soumis, l'auteur y raconte son retour à Dieu, son itinéraire spirituel, à travers les souffrances supportées chrétiennement. Ecrit avec l'âme du poète et la douceur du chrétien, le livre déçut les plus exaltés de ses amis. Il n'en eût pas moins un grand retentissement en Europe. On comprend que MLP., lui-même redevenu chrétien depuis peu, ait été marqué par un tel témoignage. Dans la lettre 19, du 12 juillet 1833, il dit avoir composé une assez longue recension de Mes Prisons. Mais, malheureusement, ce texte, envoyé à la Revue européenne, fut perdu.
38 Il s'agit de la pièce de Victor Hugo, l'Organiste Boyer (cf. Victor Pavie, sa jeunesse, ses relations littéraires, par Théodore Pavie, 1887, p.141).
39 La Fée aux Miettes, (1832), œuvre du poète et écrivain Charles Nodier (1780-1844), dont le salon littéraire parisien, à l'Arsenal, fut l'un des foyers du mouvement romantique. Dans la Fée, conte fantastique, il cherche à réconcilier le rêve et la réalité. |
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