Couverture | Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText |
Jean-Léon Le Prevost Lettres IntraText CT - Lecture du Texte |
|
|
19 à M. PavieAmitié fondée sur Dieu. Comment souffrir en chrétien. Le chapelet de MLP. Circonstances dans lesquelles MLP. cessa toute pratique religieuse et laissa sa vocation. Il encourage son ami à persévérer dans le choix d'une épouse. Nouvelles de Gavard, Sainte-Beuve, Montalembert, Lacordaire. Ozanam et ses amis ont traduit l'ouvrage de Pellico, Mes Prisons, dont MLP. a fait une recension.
12 [juillet] 183342 Vos lettres m'émeuvent si intimement, mon ami, qu'elles font naître en moi le besoin d'une effusion immédiate, d'un épanchement immense dont je comprime avec peine l'impétuosité et l'excès. Mais ce qui me rend avant tout cette émotion précieuse, c'est que j'y vois un don de grâce, un encouragement, c'est que j'y trouve un parfum céleste qui dit assez d'où il descend; puis, ma joie se double par réaction, car, mon ami, la tendresse infinie de votre lettre ne m'en laisse pas douter. Moi aussi j'ai quelque puissance sur vous, moi aussi je vous semble un bienfait de Dieu. Oh! que cela me fait de bien de vous servir à quelque chose, à vous qui m'êtes tant à moi-même, à vous dont l'action m'eût opprimé si je ne l'eusse subie avec tant d'amour et si une voix ne m'eût crié: reçois, reçois toujours, c'est Dieu qui donne. Quand une fois on a mis en cette voie toutes ses affections, qu'on a senti tout ce qu'elles puisent d'énergie et de pureté en s'harmonisant à l'amour divin, se peut-il qu'on les laisse encore s'égarer seules. Se peut-il qu'on préfère mille sons se heurtant et discordes au concert céleste dont on fit un instant partie? A cela, je sais bien la réponse. Le soleil luit quand il absorbe et dissipe les nuages, sinon le temps est sombre, l'air mauvais; on arrive à la nuit toujours attendant le jour. Aussi en sentant tout mon être qui se renouvelle, mon âme se refaire, tous mes sentiments primitifs perdus depuis et que je croyais éteints, renaître peu à peu sous le souffle de Dieu, en laissant enfin tout ce travail intérieur s'opérer en moi, je tremble parfois pourtant et je dis: si je bouge, l'œuvre fragile encore branle et s'écroule, alors je lève les yeux en haut, puis je pense à vous et ma confiance revient. Vous pouvez compter, mon ami, que je serai fidèle à ma promesse: le 18, ce jour si grand pour vous, je puis dire pour nous, une messe a été dite ici pour m'associer à vos prières, je pensai un moment à y convoquer Boré, Papau, ceux de vos amis qui sont nos frères enfin; mais vous ne m'aviez rien recommandé à ce sujet, je craignais d'aller plus loin que votre volonté. J'eusse mieux fait, je crains à présent, de suivre cette inspiration. Je sens bien intimement, mon ami, tout ce que vous me dites de votre douleur. Je conçois bien ainsi une douleur chrétienne qui plie d'abord en sa faiblesse humaine, mais se redresse ensuite, se mêle d'espérance, et fortifiée de cet élément divin marche encore sur la terre, mais en regardant le Ciel. Je conçois bien encore que vos pleurs roulent ensemble pour votre vénérée mère et pour la peine secrète de votre cœur; je sens mieux que je ne le pourrai dire cette liaison intime, ce rapprochement mystérieux d'éléments en apparence opposés et pourtant qui s'attirent. Gardez à jamais, mon bien cher Victor, tous ces souvenirs, il vous en sera demandé compte; mettez ensemble le chapelet et la boîte, purifiez complètement l'un par l'autre et que ce soit là l'emblème de votre bonheur futur, bonheur terrestre, mais béni par Dieu. Ne vous semble-t-il pas que cette chaîne de chapelet déroulée aux mains du chrétien figure sa prière qui, d'anneau en anneau, va se rattacher au tronc du Seigneur; j'aurai aussi un chapelet, mais je voudrais aussi qu'il me vînt d'une main sainte. J'en eus un autrefois, aux meilleurs jours de ma vie à 20 ans, quand Dieu m'avait mis au cœur la pensée sainte de me consacrer à lui. Je partis de Lisieux où j'étais alors43 pour venir en vacances près de ma mère, avec un ami bon, généreux, mais bien mal inspiré, car sa lumière ne venait pas d'en haut; déjà il avait, bien à mon insu, ébranlé ma foi. Pourtant, en passant au Havre où nous étions venus en traversant le bras de mer, je m'agenouillai le soir, l'autre dormant déjà, et je récitai mon chapelet. Puis, l'ayant fini et posé sur la table, je ne sais par quelle distraction, je vins à mettre dessus le flambeau. J'oubliai le chapelet dessous. Huit jours après, tous mes liens avec Dieu étaient rompus; ma mère et ma sœur prévenues subitement à dessein par l'ami, que j'allais dans quelques semaines au Séminaire, montrèrent une émotion à laquelle je ne sus pas résister. Je repris à Dieu ce que je lui avais donné; pourtant aujourd'hui, me voilà revenu à lui, mais je n'ai plus à lui rendre ma première jeunesse, ni ma santé d'autrefois. On laisse quelque chose aux buissons de la route; je servirai donc Dieu, je l'espère, mais plus dans la troupe d'élite. J'ai perdu mon rang. Je parlais tout à l'heure pour vous de bonheur futur, obstiné que je suis à voir des motifs d'espérer dans tout ce qui vous désespère. En effet je ne puis, mon ami, considérer autrement les remontrances qui vous sont faites; elles me semblent des marques bien réelles d'intérêt; on ne crie pas aux gens vous prenez un mauvais chemin quand on désire qu'ils s'égarent: que votre caractère, vos manières d'être habituelles et particulières ne soient pas dès l'abord comprises, c'est inévitable et ne saurait durer; notre pauvre intelligence est si bornée que nous commençons tout rapprochement par des malentendus; mais on s'explique peu à peu; l'œil démêle, à travers l'obscurité, la réalité des choses et s'en empare définitivement. S'il en est ainsi entre nous, jeunes gens qu'une éducation, des principes, des idées communes ont formulés pour ainsi dire en un même moule, comment y échapperait-on d'homme à femme, placé en situation si différente dans le monde de l'intelligence, cela serait effrayant si, pauvres créatures, nous n'avions pour nous entendre que l'intelligence; mais vous le savez mieux qu'un autre, nous avons aussi l'amour et par là, vous et une femme vraiment bonne, vraiment femme ne sauriez manquer de vous révéler complètement l'un à l'autre. Ne vous découragez donc pas, mon bien cher Victor, ne vous buttez pas contre les obstacles. Surmontez-les. Il en est un par exemple dont vous vous effrayez outre mesure; l'indifférence, peut-être pis, de Mme Ch.. Quoi, cette jeune femme, m'avez-vous dit, est douce et bonne et elle vous fait peur. Elle vous est adverse, je le veux. Eh bien, gagnez-la. Priez-la ardemment, rappelez-lui qu'autrefois aussi elle aima et que l'aide de tous lui fut nécessaire, qu'il vous faut son appui et qu'elle peut tout pour vous. Qui vous empêcherait, dites-moi, de vous la rendre ainsi dévouée ou au moins engagée de délicatesse à neutralité absolue? Un peu de timidité, un peu d'orgueil peut-être. Oh! mon ami, on peut acheter sa compagne au prix de bien d'autres sacrifices et ce n'est pas vous qui reculerez devant ceux-là. Il serait bien froid pour tout autre d'ajouter qu'il faut, mon ami, soumettre enfin tout cela à la volonté de Dieu et chercher dans votre confiance en Lui plus de calme et d'espérance, mais nous nous comprenons. Je n'ai pas peur de méprise. Et puisque vous permettez tout à ma vive affection, oh! mon bien-aimé Victor, il ne nous est pas permis à nous autres chrétiens de vouloir, de chercher ici-bas un bonheur direct et pour ce bonheur en lui-même, ne l'oubliez pas, il ne doit être pour nous qu'une voie, qu'un moyen; vous l'avez dit vous-même mille fois; mais dans les jours d'angoisse et d'ardente préoccupation où vous êtes, on peut oublier la fin, c'est pourquoi je vous la rappelle. Nous parlons ici souvent de votre frère; j'y ai beaucoup pensé, surtout à propos de l'événement arrivé dernièrement dans votre famille. L'éloignement n'amortit pas le coup, au contraire. C'est comme une pierre qui tombe; plus c'est de haut, plus rude est l'atteinte. Continuez de nous informer de ce qui le concerne. Gavard et moi vous en saurons beaucoup de gré. Ce pauvre Gavard il se trouva l'autre jour par nous entre deux feux. Au moment où lui arrivait votre lettre, je ne sais quelle circonstance m'avait donné occasion de lui écrire aussi, un peu de jalousie, je crois, qu'il avait montrée à propos de vous, et tandis que vos instances amicales le prenaient d'un côté, les miennes le prenaient de l'autre. Mais, je le crains, l'heure de Dieu n'a pas encore sonné pour lui. Son amour du vague va toujours croissant. Son dogme c'est la négation, son culte, c'est l'attente. Il en vient à croire qu'il porte en lui quelque grande vérité qui doit éclore un jour. Il demande grâce et respect pour sa gestation, et l'autre jour, d'une voix toute émue, il me suppliait de n'y pas toucher. Pauvre ami qui prend un vain nuage flottant vaguement à l'horizon pour le bord sacré de la Patrie. Mon Dieu! que nos efforts humains sont faibles; la foi remue les montagnes, mais tout absolument nous est montagne! Et si la main de Dieu ne pousse avec nous, la montagne ne bouge! Vous avez encore un autre ami, mon cher Victor, qui non seulement n'avance pas, mais recule d'une façon effrayante, c'est Sainte-Beuve. Sa collaboration au National le tue de toute façon. Il fait maintenant profession ouverte de rationalisme, et ce serait pis encore, si l'on en croyait un article sur Casanova44 du 1er jour du mois, où il affiche une incroyable légèreté en morale, concédant à grand-peine la liberté des actes humains. Le n° du 8 contient un autre travail sur les Pèlerins polonais qui n'est guère moins malheureux. J'attendais qu'il nous parlerait de Pellico, point. Il a laissé ce soin à je ne sais quel plat écrivain qui a si bien défiguré son sujet qu'il n'en reste rien. Je dénonce tout cela à votre tendre affection pour lui. Il glisse vraiment. Retenez-le, si vous pouvez. Quelques jeunes catholiques, M. Ozanam45 en tête, viennent de réaliser une bonne et chrétienne pensée. Ils ont fait une traduction de Pellico qui s'imprime et sera donnée à très bas prix (30 sols au plus). On en veut inonder, s'il se peut, notre France, et vous penserez comme moi, sans doute, que meilleure semence ne saurait y être jetée. J'ai songé que vous pourriez aider aussi à l 'œuvre, en en recevant un dépôt, l'annonçant dans votre journal46 et partout où vous pourrez pour le répandre. Cela se peut-il? J'avais fait sur ce livre un petit travail destiné à votre journal; mais il a pris couleur si tranchée de mes sentiments catholiques qu'il a fallu y renoncer. Il est d'ailleurs beaucoup trop long. Je ne sais ce qu'il deviendra. M. Gavard qui ne doute de rien, m'a fait l'envoyer, dans un moment d'étourderie, à la Revue Européenne47 Je vous demanderais pardon de tant d'orgueil, si je n'avais d'avance été très indifférent à un refus prévu; on ne m'a fait aucune réponse, je trouve qu'on a bien fait. Adieu, mon ami, écrivez-moi quand vous pourrez. M. Gerbet est ici. Je n'ai pu réussir à le voir encore. M. de Montalembert est avec vous, je pense, à cette heure. Il me dit avant son départ qu'il reviendrait par Angers, ajoutant avec insistance itérative qu'il regardait comme un bonheur de vous y voir. M. Lacordaire a prêché au Collège Stanislas le jour de St Pierre sur l'Église; c'est la plus grande et la plus haute chose que j'aie jamais entendue. Merci du souvenir qu'à double reprise vous donnez à ma mère. Merci de vos vœux à ce sujet. Ils me vont droit au cœur et par la voie d'une affection bien tendre, bien pure, je l'espère. Adieu encore. Pardon pour cette lettre extravagante. Je ne le ferai plus. J'ai depuis hier L'homme de désir. Souvenir et respect, vous savez: à vous, tout ce que vous voudrez. Léon Le Prevost
|
42 L'original de la lettre porte la date du 12 juin. C'est manifestement une erreur. Dans la lettre précédente (18, du 30 mai), MLP. mentionne la date du 18 juin pour une messe célébrée à la mémoire de la défunte. Il y fait allusion, de nouveau, dans la présente lettre, en employant le passé: "le 18, une messe a été dite..." Cette date du 18 juin est confirmée par une lettre adressée à V. Pavie par Mme Hugo: "J'irai, Monsieur, à la messe le 18 juin..." (V. Pavie, sa jeunesse...p124). Il convient donc de dater cette lettre 19 du mois de juillet. 43 De septembre 1823 à février 1825, MLP. enseigna au Collège royal de Lisieux. (Positio, p.26-27). 44 Casanova, (1725-1789), aventurier italien, célèbre pour ses Mémoires.
45 C'est en fréquentant le salon littéraire de Montalembert que MLP. avait fait la connaissance de Frédéric Ozanam (1813-1853). Jeune étudiant en droit de 20 ans, Ozanam venait de fonder, le 23 avril, avec cinq de ses amis, la Conférence de Charité, sous l'impulsion d'Emmanuel Bailly et de la Sœur Rosalie Rendu, Fille de la Charité. Le 4 février 1834, la Conférence prendra le nom de Conférence de Saint-Vincent-de-Paul. La seule lettre connue de MLP. à Ozanam est du 11avril 1838 (cf. infra, lettre 75-1).
46 Dès son retour à Angers en 1832, Victor Pavie avait fondé, sur le modèle du cercle littéraire le "Cénacle" animé par V. Hugo, son propre cénacle. De ce cénacle, sortit La Gerbe, où se publieront chaque année la prose et les vers de jeunes écrivains en herbe.
47 Parue de 1831 à 1834, elle diffusait les idées de Lamennais. Elle s'imprimait chez Emmanuel Bailly. |
Couverture | Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText |
Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC IntraText® (V89) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2008. Content in this page is licensed under a Creative Commons License |