Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - IV
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE IV

CHAPITRE XIII MÉTHODE DES SCOLIES

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CHAPITRE XIII

MÉTHODE DES SCOLIES


Après les Ammophiles, paralyseurs qui multiplient leurs coups de lancette pour abolir l’influence des divers centres d’innervation, ceux de la tête exceptés, il convenait d’en interroger d’autres, faisant usage eux aussi d’une proie nue, vulnérable en tout point sauf le crâne, mais ne donnant qu’un seul coup de dard. De ces deux conditions, les Scolies en remplissaient une, avec leur gibier réglementaire, larve molle de Cétoine, d’Orycte, d’Anoxie, suivant l’espèce. Remplissaient-elles la seconde ? J’en étais convaincu d’avance. D’après l’anatomie des victimes, à système nerveux concentré, je prévoyais, dans mon histoire des Scolies, que le dard n’était dégainé qu’une seule fois ; je précisais même le point où l’arme devait plonger.

 

C’étaient là des affirmations dictées par le scalpel de l’anatomiste, sans la moindre preuve directe venue de faits observés. Des manœuvres accomplies sous terre échappaient aux regards et me paraissaient devoir toujours y échapper. Comment espérer, en effet, qu’un animal dont l’art s’exerce dans l’obscurité d’un amas de terreau se décidera à travailler en pleine lumière ? Je n’y comptais pas du tout. Par acquit de conscience, j’essayai néanmoins de mettre, sous cloche, la Scolie en rapport avec sa proie. Bien m’en prit, car le succès fut en raison inverse de mes espérances. Après le Philanthe, nul prédateur n’a montré tel entrain à l’attaque dans des conditions artificielles. Toutes les expérimentées, qui plus tôt, qui plus tard, me dédommagèrent de ma patience. Voyons à l’œuvre la Scolie à deux bandes (Scolia bifasciata, Van der Lind.) opérant sa larve de Cétoine.

 

La larve incarcérée cherche à fuir sa terrible voisine. Renversée sur le dos, âprement elle chemine, fait et refait le tour du cirque en verre. Bientôt l’attention de la Scolie s’éveille et se traduit par de continuels tapotements du bout des antennes contre la table, qui représente maintenant le sol habituel. L’hyménoptère court sus au gibier, et fait l’assaut de la monstrueuse pièce par le bout postérieur. Il monte sur la Cétoine, s’aidant de l’extrémité abdominale comme point d’appui. L’assaillie ne chemine que plus vite sur le dos, sans se rouler en posture de défense. La Scolie gagne la partie antérieure, avec des chutes, des accidents très variables suivant le degré de tolérance de la larve, provisoire monture. De ses mandibules, elle pince un point du thorax, à la face supérieure ; elle se met en travers de la bête, se recourbe en arc et s’efforce d’atteindre du bout du ventre la région où le dard doit plonger. L’arc est un peu court pour embrasser presque en entier le circuit de la corpulente proie ; aussi, longuement recommencent les essais et les efforts. L’extrémité de l’abdomen s’exténue en tentatives, s’applique ici, puis là, puis ailleurs, et ne s’arrête nulle part encore. Cette recherche tenace démontre à elle seule l’importance que le paralyseur attache au point où son bistouri doit pénétrer.

 

Cependant la larve continue de cheminer sur le dos. Brusquement elle se boucle ; d’un coup de tête, elle projette à distance l’ennemi. Non découragé par tous ses échecs, l’hyménoptère se relève, se brosse les ailes, et recommence l’assaut du colosse, presque toujours en grimpant sur la larve par l’extrémité postérieure. Enfin, après tant d’essais infructueux, la Scolie parvient à gagner la position convenable. Elle est placée en travers de la Cétoine ; les mandibules tiennent happé un point du thorax à la face dorsale ; le corps, recourbé en arc, passe au-dessous de la larve et atteint du bout du ventre le voisinage du col. Mise en grave péril, la Cétoine se contorsionne, se boucle, se déboucle, tourne sur elle-même. La Scolie laisse faire. Tenant bien la victime enlacée, elle tourne avec elle, se laisse entraîner, dessus, dessous, de côté, au gré des contorsions. Son acharnement est tel, que je peux alors enlever la cloche et suivre à découvert les détails du drame.

 

Bref, en dépit du tumulte, le bout du ventre de la Scolie sent que le point convenable est trouvé. Alors, et seulement alors, le dard est dégainé. Il plonge. C’est fait. La larve, d’abord active et turgide, brusquement devient inerte et flasque. Elle est paralysée. Désormais plus de mouvements, sauf dans les antennes et les pièces de la bouche, qui longtemps encore affirmeront un reste de vie. Le point blessé n’a jamais varié dans la série des luttes sous cloche : il occupe le milieu de la ligne de démarcation entre le prothorax et le mésothorax, à la face ventrale. Remarquons que les Cerceris, opérateurs de charançons, à chaîne nerveuse concentrée comme celle de la larve de Cétoine, plongent le dard au même point. La parité d’organisation nerveuse détermine parité de méthode. Remarquons aussi que l’aiguillon de la Scolie séjourne quelque temps dans la plaie et fouille avec une persistance prononcée. À voir les mouvements du bout de l’abdomen, on dirait bien que l’arme explore, choisit. Libre de se diriger d’un côté comme de l’autre dans d’étroites limites, la pointe, très probablement, recherche la petite masse nerveuse qu’il faut piquer ou du moins arroser de venin pour obtenir paralysie foudroyante.

 

Je ne terminerai pas le procès-verbal du duel sans relater quelques autres faits, d’importance moindre. La Scolie à deux bandes est un ardent persécuteur de la Cétoine. En une séance, la même mère poignarde coup sur coup trois larves sous mes yeux. Elle refuse la quatrième, peut-être par fatigue, épuisement de l’ampoule à venin. Son refus est momentané. Le lendemain, elle recommence et paralyse deux vers ; le surlendemain encore, mais avec un zèle de jour en jour décroissant.

 

Les autres prédateurs à lointaines expéditions de chasse, enlacent, traînent, véhiculent chacun à sa manière la proie rendue inerte, et, chargés de leur fardeau, essayent longtemps de s’évader de la cloche et de gagner le terrier. Découragés par de vaines tentatives, enfin ils l’abandonnent. La Scolie ne déplace pas son gibier, qui gît indéfiniment sur le dos aux lieux mêmes du sacrifice. Sa dague retirée de la blessure, elle laisse là sa victime et va voleter contre la paroi de la cloche, sans autrement s’en préoccuper. Au sein du terreau, dans les conditions normales, les choses doivent se passer de façon pareille. La pièce paralysée n’est pas transportée ailleurs, en caveau spécial ; où s’est passée la lutte, elle reçoit, sur son ventre étalé, l’œuf d’où proviendra le consommateur du succulent lardon. Ainsi sont épargnés les frais d’un domicile. Il va de soi que sous la cloche la ponte n’a pas lieu : la mère est trop prudente pour livrer son œuf aux périls de l’air libre.

 

Pourquoi donc, reconnaissant l’absence de l’abri sous terre, la Scolie pourchasse-t-elle sans utilité la Cétoine, avec l’ardeur effrénée du Philanthe courant sus à l’Abeille ? Ce dernier nous explique par sa passion du miel les meurtres perpétrés en dehors des besoins de la famille. La Scolie nous laisse perplexes : elle ne retire rien de la Cétoine, abandonnée sans œuf ; elle poignarde, n’ignorant pas l’inutilité de son acte : l’amas de terreau manque, et le transport du gibier n’est pas dans ses usages. Les autres prisonniers au moins, une fois le coup fait, cherchent à s’évader, la capture entre les pattes ; la Scolie ne tente rien.

 

Réflexion faite, j’englobe dans mes soupçons tous ces savants chirurgiens, et je me demande s’ils ont la moindre prévision concernant l’œuf. Quand ils ont, exténués de leur charge, reconnu l’impossibilité de l’évasion, les plus experts devraient ne pas recommencer, et ils recommencent quelques minutes après. Ces merveilleux anatomistes ne savent rien de rien, pas même à quoi serviront leurs opérés. Artistes supérieurs en tuerie, en paralysie, ils tuent, ils paralysent quand l’occasion est bonne, n’importe le résultat final en vue de l’œuf. Leur talent, qui laisse notre savoir confondu, n’a pas ombre de conscience de l’œuvre accomplie.

 

Un second détail me frappe : c’est l’acharnement de la Scolie. J’ai vu la lutte se prolonger un gros quart d’heure avec des alternatives fréquentes de succès et de revers, avant que l’hyménoptère eût gagné la position requise, et atteint du bout du ventre le pointdoit pénétrer l’aiguillon. Pendant ses assauts, repris aussitôt que repoussés, l’agresseur applique maintes fois l’extrémité de l’abdomen contre la larve, mais sans dégainer, ce dont je m’apercevrais au tressaillement de la bête endolorie par la piqûre. La Scolie ne pique donc nulle part la Cétoine tant que ne se présente sous l’arme le point désiré. Si des blessures ne sont pas faites ailleurs, cela ne tient en aucune manière à l’organisation de la larve, molle et pénétrable de partout, moins le crâne. Le point que recherche l’aiguillon n’est pas moins bien protégé que les autres par l’enveloppe dermique.

 

Dans la lutte, la Scolie, courbée en arc, est parfois saisie dans l’étau de la Cétoine qui se contracte et se boucle avec force. Insoucieux du brutal enlacement, l’hyménoptère ne lâche point prise, tant des crocs que du bout ventral. C’est alors, entre les deux bêtes enlacées, un tournoiement confus, qui dessus, qui dessous. Quand elle parvient à se débarrasser de son ennemi, la larve se déroule de nouveau, s’étale et se met à cheminer sur le dos avec toute la hâte possible. Ses ruses défensives n’en savent pas plus long. Jadis, n’ayant pas encore vu, et prenant pour guide des probabilités, je lui accordais volontiers la ruse du hérisson, qui se roule en boule et nargue le chien. Pelotonnée sur elle-même, avec une énergie que mes doigts ont quelque peine à vaincre, elle narguerait à son tour la Scolie, impuissante à la dérouler et dédaigneuse de tout point qui n’est pas celui d’élection. Je lui souhaitais, je lui croyais ce moyen de défense, efficace et très simple. J’avais trop présumé de son ingéniosité. Au lieu d’imiter le hérisson et de se maintenir contractée, elle fuit le ventre en l’air ; sottement, elle prend juste la posture qui permet à la Scolie de monter à l’assaut et d’atteindre le point du coup fatal. L’imbécile bête me rappelle l’abeille étourdie, qui vient se jeter entre les pattes du Philanthe. Encore une que la lutte pour la vie n’a pas endoctrinée.

 

Passons à d’autres. Je viens de faire capture d’une Scolie interrompue (Colpa interrupta, Latr.) explorant les sables, sans doute en quête de son gibier. Il s’agit de l’utiliser le plus tôt possible, avant que ses ardeurs ne se refroidissent par les ennuis de la captivité. Je connais sa proie, la larve de l’Anoxie australe ; je sais, d’après mes vieilles fouilles, les points aimés du ver : les dunes accumulées par le vent au pied des romarins, sur les pentes des collines voisines. La trouver sera rude besogne, car rien de plus rare que le commun s’il faut l’obtenir à l’instant. Je fais appel à l’aide de mon père, vieillard de quatre-vingt-dix ans, toujours droit comme un I. Par un soleil à cuire un œuf, nous partons, la pelle du terrassier et le luchet à trois dents sur l’épaule. Alternant nos débiles forces, nous ouvrons une tranchée dans le sable où j’espère trouver l’Anoxie. Mon espoir n’est pas déçu. À la sueur du front, c’est le cas ou jamais de le dire, après avoir remué et tamisé entre les doigts deux mètres cubes au moins de sol aréneux, je suis en possession de deux larves. Si je n’en avais pas voulu, j’en aurais exhumé par poignées. Ma maigre et coûteuse récolte suffit pour le moment. Demain j’enverrai des bras plus vigoureux continuer les fouilles.

 

Et maintenant, dédommageons-nous de nos peines par le drame sous cloche. Lourde, gauche d’allures, la Scolie fait lentement le tour du cirque. À la vue du gibier, son attention s’éveille. La lutte s’annonce par les mêmes préparatifs que nous a montrés la Scolie à deux bandes : l’hyménoptère se lustre les ailes et tapote la table du bout des antennes. Et hardi ! L’attaque commence. Inhabile à se déplacer sur un plan à cause de ses pattes trop faibles et trop courtes, dépourvu d’ailleurs de l’originale locomotion de la Cétoine sur le dos, le ver pansu ne songe pas à fuir ; il s’enroule. La Scolie, de ses fortes tenailles, lui happe la peau, tantôt ici, tantôt ailleurs. Bouclée en arc dont les deux extrémités se rejoignent presque, elle s’efforce d’introduire le bout du ventre dans l’embouchure étroite de la volute que forme la larve. La lutte est calme, sans coup de force aux accidents variés. C’est la tentative obstinée d’un anneau vivant fendu qui cherche à glisser l’un de ses bouts dans un autre anneau vivant et fendu, d’égale obstination à se maintenir fermé. Des pattes et des mandibules la Scolie assujettit la pièce ; elle essaye sur un flanc, puis sur l’autre, sans parvenir à dérouler le tore, qui se contracte davantage à mesure qu’il se sent plus en danger. Les circonstances actuelles rendent l’opération difficile : la proie glisse et roule sur la table quand l’insecte trop vivement la travaille ; les points d’appui manquent et le dard ne peut atteindre le point désiré ; plus d’une heure, les vains essais se poursuivent, entrecoupés de repos, pendant lesquels les deux adversaires figurent deux anneaux étroits enlacés l’un dans l’autre.

 

Que faudrait-il à la robuste larve de Cétoine pour braver la Scolie à deux bandes, bien moins vigoureuse que sa victime ? Imiter celle de l’Anoxie et garder, jusqu’à retraite de l’ennemi, l’enroulement de hérisson. Elle veut fuir, se déroule, et c’est sa perte. L’autre ne bouge de sa posture défensive et résiste avec succès. Est-ce prudence acquise ? Non, mais impossibilité de faire autrement sur la surface lisse d’une table. Lourde, obèse, faible de pattes, recourbée en crochet à la façon du vulgaire ver blanc, la larve de l’Anoxie ne peut se déplacer sur une surface unie ; péniblement, elle s’y démène, couchée sur le flanc. Il lui faut le sol meuble où, s’aidant des mandibules pour soc, elle creuse et s’enfonce.

 

Essayons si le sable abrégera la lutte, dont je n’entrevois pas encore la fin après plus d’une heure d’attente. Je poudre légèrement le cirque. L’attaque reprend de plus belle. La larve, qui sent le sable, sa demeure, veut se dérober elle aussi, l’imprudente. Je me le disais bien que son tore opiniâtre n’était pas prudence acquise, mais nécessité du moment. La rude expérience des infortunes passées ne lui a pas encore appris quel précieux avantage elle retirerait de sa volute maintenue fermée tant qu’il y a péril. Du reste, sur l’appui résistant de ma table, toutes ne sont pas aussi précautionnées. Les plus grosses paraissent même ignorer ce qu’elles savaient si bien dans le jeune âge : l’art défensif par l’enroulement.

 

Je reprends mon récit avec un gibier de belle taille, moins exposé à glisser sous les poussées de la Scolie. Assaillie, la larve ne se convolute pas, ne se contracte pas en anneau, ainsi que le faisait la précédente, jeune et de moitié moindre. Elle s’agite gauchement, couchée sur le côté, à demi ouverte. Pour toute défense, elle se contorsionne ; elle ouvre, ferme, rouvre ses grands crocs mandibulaires. La Scolie la happe au hasard, l’enlace de ses pattes rudement hirsutes, et près d’un quart d’heure s’escrime sur le riche lardon. Enfin, après des démêlés peu tumultueux, la position favorable acquise et l’instant propice venu, l’aiguillon s’implante dans le thorax de la bête, en un point central, sous le cou, au niveau des pattes antérieures. L’effet est instantané : inertie totale, sauf dans les appendices de la tête, antennes et pièces de la bouche. Mêmes résultats, même piqûre en un point précis, invariable, avec mes divers opérateurs, que renouvelait de temps à autre quelque riche coup de filet.

 

Disons, en terminant, que l’attaque de la Scolie interrompue est bien moins ardente que celle de la Scolie à deux bandes. L’hyménoptère, rude fouisseur des sables, a la marche lourde, les mouvements raides, presque automatiques. Il ne renouvelle pas aisément son coup de stylet. La plupart de mes expérimentés ont refusé une seconde victime, le lendemain et le surlendemain de leurs exploits. Comme somnolents, ils ne s’agitaient qu’excités par mes tracasseries avec un bout de paille. Plus agile, plus passionnée de chasse, la Scolie à deux bandes ne dégaine pas non plus toutes les fois qu’on l’y invite. Il y a pour tous ces vénateurs des moments d’inaction que ne parvient pas à troubler la présence d’une proie nouvelle.

 

Les Scolies ne m’en ont pas appris davantage, faute de sujets appartenant à d’autres espèces. N’importe : les résultats acquis ne sont pas, pour mes idées, petit triomphe. Avant d’avoir vu les Scolies opérer, j’avais dit, guidé par la seule anatomie des victimes, que les larves de Cétoine, d’Anoxie, d’Orycte, doivent être paralysées d’un seul coup d’aiguillon ; j’avais même précisé le point où le dard doit frapper, point central, au voisinage immédiat des pattes antérieures. Des trois genres de sacrificateurs, deux m’ont fait assister à leur chirurgie, que le troisième ne démentira pas, j’en suis certain. Pour les deux, un seul coup de lancette ; pour les deux, inoculation du venin au point déterminé d’avance. Un calculateur d’observatoire ne prédit pas mieux la position de sa planète. Une idée a fait ses preuves quand elle arrive à cette prévision mathématique de l’avenir, à cette sûre connaissance de l’inconnu. Quand donc les prôneurs du hasard obtiendront-ils semblable succès ? L’ordre appelle l’ordre, et le hasard n’a pas de règle.

 


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