Le mince croissant de la lune,
délié comme une faucille d’argent, avait disparu presque aussitôt après
le coucher du soleil. Des nuages, venus de l’ouest, éteignirent
successivement les dernières lueurs du crépuscule. L’ombre envahit peu à
peu l’espace en montant des basses zones. Le cirque de montagnes
s’emplit de ténèbres, et les formes du burg disparurent bientôt sous la
crêpe de la nuit.
Si cette nuit-là menaçait
d’être très obscure, rien n’indiquait qu’elle dût être
troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou tempête.
C’était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient camper en
plein air.
Il n’existait aucun bouquet
d’arbres sur cet aride plateau d’Orgall. Çà et là seulement des
buissons ras à ras de terre, qui n’offraient aucun abri contre les
fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu’on en voulait, les unes à demi
enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre, et qu’une poussée
eût suffi à faire rouler jusqu’à la sapinière.
En réalité, l’unique plante
qui poussait à profusion sur ce sol pierreux, c’était un épais chardon
appelé « épine russe », dont les graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à
leurs poils par les chevaux moscovites — « présent de joyeuse conquête
que les Russes firent aux Transylvains ».
A présent, il s’agissait de
s’accommoder d’une place quelconque pour y attendre le jour et se
garantir contre l’abaissement de la température, qui est assez notable à
cette altitude.
« Nous n’avons que
l’embarras du choix... pour être mal ! murmura le docteur Patak.
— Plaignez-vous donc !
répondit Nic Deck.
— Certainement, je me
plains ! Quel agréable endroit pour attraper quelque bon rhume ou quelque bon
rhumatisme dont je ne saurai comment me guérir ! » Aveu dépouillé
d’artifice dans la bouche de l’ancien infirmier de la quarantaine.
Ah ! combien il regrettait sa confortable petite maison de Werst, avec sa
chambre bien close et son lit bien doublé de coussins et de courtepointes !
Entre les blocs disséminés sur le
plateau d’Orgall, il fallait en choisir un dont l’orientation
offrirait le meilleur paravent contre la brise du sud-ouest, qui commençait à
piquer. C’est ce que fit Nic Deck, et bientôt le docteur vint le
rejoindre derrière une large roche, plate comme une tablette à sa partie
supérieure.
Cette roche était un de ces bancs
de pierre, enfoui sous les scabieuses et les saxifrages, qui se rencontrent
fréquemment à l’angle des chemins dans les provinces valaques. En même
temps que le voyageur peut s’y asseoir, il a la faculté de se désaltérer
avec l’eau que contient un vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée
chaque jour par les gens de la campagne. Alors que le château était habité par
le baron Rodolphe de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de
la famille avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était
souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc
l’eût réduit en poussière.
A l’extrémité du banc se
dressait une tige de granit, reste d’une ancienne croix, dont les bras
n’étaient figurés sur le montant vertical que par une rainure à demi
effacée. En sa qualité d’esprit tort, le docteur Patak ne pouvait
admettre que cette croix le protégerait contre des apparitions surnaturelles.
Et, cependant, par une anomalie commune à bon nombre d’incrédules, il
n’était pas éloigné de croire au diable. Or, dans sa pensée, le Chort ne
devait pas être loin, c’était lui qui hantait le burg, et ce
n’était ni la poterne fermée, ni le pont-levis redressé, ni la courtine à
pic, tri le fossé profond, qui l’empêcheraient d’en sortir, pour
peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le cou à tous les deux.
Et, lorsque le docteur songeait
qu’il avait toute une nuit à passer dans ces conditions, il frissonnait
de terreur. Non ! c’était trop exiger d’une créature humaine, et
les tempéraments les plus énergiques n’auraient pu y résister.
Puis, une idée lui vint
tardivement, — une idée à laquelle il n’avait point encore songé en
quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce jour-là, les gens du comitat se
gardent bien de sortir après le coucher du soleil. Le mardi, on le sait, est
jour de maléfices. A s’en rapporter aux traditions, ce serait
s’exposer à rencontrer quelque génie malfaisant, si l’on
s’aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne ne circule-t-il dans
les rues ni sur les chemins, après le coucher du soleil. Et voilà que le
docteur Patak se trouvait non seulement hors de sa maison, mais aux approches
d’un château visionné, et à deux ou trois milles du village ! Et
c’est là qu’il serait contraint d’attendre le retour de
l’aube... si elle revenait jamais ! En vérité, c’était vouloir
tenter le diable !
Tout en s’abandonnant à ces
idées, le docteur vit le forestier tirer tranquillement de soir bissac un
morceau de viande froide, après avoir puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce
qu’il avait de mieux à faire, pensa-t-il, c’était de l’imiter,
et c’est ce qu’il fit. Une cuisse d’oie, un gros chanteau de
pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en fallut pas moins pour réparer ses
forces. Mais, s’il parvint à calmer sa faim, il ne parvint pas à calmer
sa peur.
« Maintenant, dormons, dit Nic
Deck, dès qu’il eut rangé son bissac au pied de la roche.
— Dormir, forestier !
— Bonne nuit, docteur.
— Bonne nuit, c’est
facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci ne finisse mal... »
Nie Deck, n’étant guère en
humeur de converser, ne répondit pas. Habitué par profession à coucher au
milieu des bois, il s’accota de son mieux contre le banc de pierre, et ne
tarda pas à tomber dans un profond sommeil. Aussi le docteur ne put-il que
maugréer entre ses dents, lorsqu’il entendit le souffle de son compagnon
s’échappant à intervalles réguliers.
Quant à lui, il lui fut
impossible, même quelques minutes, d’annihiler ses sens de l’ouïe
et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait de regarder, il ne cessait
de prêter l’oreille. Son cerveau était en proie à ces extravagantes visions
(lui naissant des troubles de l’insomnies Qu’essayait-il
d’apercevoir dans les épaisseurs de l’ombre ? Tout et rien, les
formes indécises des objets qui l’environnaient, les nuages échevelés à
travers le ciel, la masse à peine perceptible du château. Puis c’étaient
les roches dit plateau d’Orgall, qui lui semblaient se mouvoir dans une
sorte d’infernale sarabande. Et si elles allaient s’ébranler sur
leur base, dévaler le long du talus, rouler sur les deux imprudente, les écraser
à la porte de ce burg, dont l’entrée leur était interdite !
Il s’était redressé,
l’infortune docteur, il écoutait ces bruits qui se propagent à la surface
des hauts plateaux, ces murmures inquiétante, qui tiennent à la fois du
susurrement, du gémissement et du soupir. Il entendait aussi les nyctalopes qui
effleuraient les roches d’un frénétique coup d’aile, les striges
envolées pour leur promenade nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres
hulottes, dont le chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles
se contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d’une
transsudation glaciale.
Ainsi s’écoulèrent de
longues heures jusqu’à minuit. Si le docteur Patak avait pu causer,
échanger de temps en temps un bout de phrase, donner libre cours à ses récriminations,
il se serait senti moins apeuré. Mais Nic Deck dormait, et dormait d’un
profond sommeil. Minuit — c’était l’heure effrayante entre
toutes, l’heure des apparitions, l’heure des maléfices.
Que se passait-il donc ?
Le docteur venait de se relever,
se demandant s’il était éveillé, ou s’il se trouvait sous
l’influence d’un cauchemar.
En effet, là-haut, il crut voir
— non ! il vit réellement des formes étranges, éclairées d’une
lumière spectrale, passer d’un horizon à l’autre, monter,
s’abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des espèces de
monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges ailes, krakens
gigantesques, vampires énormes, qui s’abattaient comme pour le saisir de
leurs griffes ou l’engloutir dans leurs mâchoires.
Puis, tout lui parut être en
mouvement sur le plateau d’Orgall, les roches, les arbres qui se
dressaient à sa lisière. Et très distinctement, des battements, jetés à petits
intervalles, arrivèrent à son oreille.
« La cloche... murmure-t-il, la
cloche du burg ! » Oui ! c’est bien la cloche de la vieille chapelle, et
non celle de l’église de Vulkan, dont le vent eût emporté les sons en une
direction contraire.
Et voici que ses battements sont
plus précipités... La main qui la met en branle ne sonne pas un glas de mort !
Non ! c’est un tocsin dont les coups haletants réveillent les échos de la
frontière transylvaine.
En entendant ces vibrations
lugubres, le docteur Patak est pris d’une peur convulsive, d’une
insurmontable angoisse, d’une irrésistible épouvante, qui lui fait courir
de froides horripilations sur tout le corps.
Mais le forestier a été tiré de
son sommeil par les volées terrifiantes de cette cloche. Il s’est
redressé, tandis que le docteur Patak semble comme rentré en lui-même.
Nic Deck tend l’oreille, et
ses yeux cherchent à percer les épaisses ténèbres qui recouvrent le burg.
« Cette cloche !... Cette cloche
!.., répète le docteur Patak. C’est le Chort qui la sonne !... »
Décidément, il croit plus que
jamais au diable, le pauvre docteur absolument affolé !
Le forestier, immobile, ne lui a
pas répondu.
Soudain, des rugissements,
semblables à ceux que , jettent les sirènes marines à l’entrée des ports,
se déchaînent en tumultueuses ondes. L’espace est ébranlé sur un large
rayon par leurs souffles assourdissants.
Puis, une clarté jaillit du
donjon central, une clarté intense, d’où sortent des éclats d’une
pénétrante vivacité, des corruscations aveuglantes. Quel foyer produit cette
puissante lumière, dont les irradiations se promènent en longues nappes à la surface
du plateau d’Orgall ? De quelle fournaise s’échappe cette source
photogénique, qui semble embraser les roches, en même temps qu’elle les
baigne d’une lividité étrange ?
« Nic... Nic... s’écrie le
docteur, regarde-moi !... Ne suis-je plus comme toi qu’un cadavre ?... »
En effet, le forestier et lui ont
pris un aspect cadavérique, figure blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues
verdâtres au teint grivelé, cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent,
suivant la légende, sur le crâne des pendus...
Nic Deck est stupéfié de ce
qu’il voit, comme de ce qu’il entend. Le docteur Patak, arrivé au
dernier degré de l’effroi, a les muscles rétractés, le poil hérissé, la
pupille dilatée, le corps pris d’une raideur tétanique. Comme dit le
poète des Contemplations, il « respire de l’épouvante ! »
Une minute — une minute au
plus — dura cet horrible phénomène. Puis, l’étrange lumière
s’affaiblit graduellement, les mugissements s’éteignirent, et le
plateau d’Orgall rentra dans le silence et l’obscurité.
Ni l’un ni l’autre ne
cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par la stupeur, le forestier,
debout contre le banc de pierre, attendant le retour de l’aube.
A quoi songeait Nic Deck devant
ces choses si évidemment surnaturelles à ses yeux ? N’y avait-il pas là
de quoi ébranler sa résolution ? S’entêterait-il à poursuivre cette
téméraire aventure ? Certes, il avait dit qu’il pénétrerait dans le burg,
qu’il explorerait le donjon... Mais n’était-ce pas assez que
d’être venu jusqu’à son infranchissable enceinte, d’avoir
encouru la colère des génies et provoqué ce trouble des éléments ? Lui
reprocherait-on de n’avoir pas tenu sa promesse, s’il revenait au
village, saris avoir poussé la folie jusqu’à s’aventurer à travers
ce diabolique château ?
Tout à coup, le docteur se
précipite sur lui, le saisit par la main, cherche à l’entraîner, répétant
d’une voix sourde :
« Viens !... Viens !...
Non ! » répond Nic Deck.
Et, à son tour, il retient le
docteur Patak, qui retombe après ce dernier effort.
Cette nuit s’acheva enfin,
et tel avait été l’état de leur esprit que ni le forestier ni le docteur
n’eurent conscience du temps qui s’écoula jusqu’au lever du
jour.
Rien ne resta dans leur mémoire
des heures qui précédèrent les premières lueurs du matin.
A cet instant, une ligne rosée se
dessina sur l’arête du Paring, à l’horizon de l’est, de
l’autre côté de la vallée des deux Sils. De légères blancheurs
s’éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé comme une peau de zèbre.
Nic Deck se tourna vers le château.
Il vit ses formes s’accentuer peu à peu, le donjon se dégager des hautes
brumes qui descendaient le col de Vulkan, la chapelle, les galeries, la
courtine émerger des vapeurs nocturnes, puis, sur le bastion d’angle, se
découper le hêtre, dont les feuilles bruissaient à la brise du levant.
Rien de changé à l’aspect
ordinaire du burg. La cloche était aussi immobile que la vieille girouette
féodale. Aucune fumée n’empanachait les cheminées du donjon, dont les
fenêtres grillagées étaient obstinément closes.
Au-dessus de la plate-forme,
quelques oiseaux voltigeaient en jetant de petits cris clairs.
Nic Deck tourna son regard vers
l’entrée principale du château. Le pont-levis, relevé contre la baie,
fermait la poterne entre les deux pilastres de pierre écussonnés aux armes des
barons de Gortz.
Le forestier était-il donc décidé
à pousser jusqu’au bout cette aventureuse expédition ? Oui, et sa
résolution n’avait point été entamée par les événements de la nuit. Chose
dite, chose faite: c’était sa devise, comme on sait. Ni la voix
mystérieuse qui l’avait menacé personellement dans la grande salle du Roi
Mathias, ni les phénomènes inexplicables de sons et de lumière dont il
venait d’être témoin, ne l’empêcheraient de franchir la muraille du
burg, Une heure lui suffirait pour parcourir les galeries, visiter le donjon,
et alors, sa promesse accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il
pourrait arriver avant midi.
Quant au docteur Patak, ce
n’était plus qu’une machine inerte, n’ayant ni la force de
résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le pousserait. S’il
tombait, il lui serait impossible de se relever. Les épouvantements de cette
nuit l’avaient réduit au plus complet hébêtement, et il ne fit aucune
observation, lorsque le forestier, montrant le château, lui dit :
« Allons ! »
Et pourtant le jour était revenu,
et le docteur aurait pu regagner Werst,. sans craindre de s’égarer à
travers les forêts du Plesa. Mais qu’on ne lui sache aucun gré
d’être resté avec Nic Deck. S’il n’abandonna pas son compagnon
pour reprendre la route du village, c’est qu’il n’avait plus
conscience de la situation, c’est qu’il n’était plus
qu’un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l’entraîna vers
le talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.
Maintenant était-il possible de
pénétrer dans le burg autrement que par la poterne ? C’. est ce que Nic
Deck vint préalablement reconnaître.
La courtine ne présentait aucune
brèche, aucun éboulement, aucune faille, qui pût donner accès à
l’intérieur de l’enceinte. Il était même surprenant que ces
vieilles murailles fussent dans un tel état de conservation, — ce qui
devait être attribué à leur épaisseur. S’élever jusqu’à la ligne de
créneaux qui les couronnait paraissait être impraticable, puisqu’elles dominaient
le fossé d’une quarantaine de pieds. il semblait par suite que Nic Deck,
au moment où il venait d’atteindre le château des Carpathes, allait se
heurter à des obstacles insurmontables.
Très heureusement — ou très
malheureusement pour lui —, il existait au-dessus de la poterne une sorte
de meurtrière, ou plutôt une embrasure où s’allongeait autrefois la volée
d’une couleuvrine. Or, en se servant de l’une des chaînes du
pont-levis qui pendait jusqu’au sol, il ne serait pas très difficile à un
homme leste et vigoureux de se hisser jusqu’à cette embrasure. Sa largeur
était suffisante pour livrer passage, et, à moins qu’elle ne fût barrée
d’une grille en dedans, Nic Deck parviendrait sans doute à
s’introduire dans la cour du burg.
Le forestier comprit, à première
vue, qu’il n’y avait pas moyen de procéder autrement, et voilà
pourquoi, suivi de l’inconscient docteur, il descendit par un raidillon
oblique le revers interne de la contrescarpe.
Tous deux eurent bientôt atteint
le fond du fossé, semé de pierres entre le fouillis des plantes sauvages. On ne
savait trop où l’on posait le pied, et si des myriades de bêtes
venimeuses ne fourmillaient pas sous les herbes de cette humide excavation.
Au milieu du fossé et
parallèlement à la courtine, se creusait le lit de l’ancienne cuvette, presque
entièrement desséchée, et qu’une bonne enjambée permettait de franchir.
Nic Deck, n’ayant rien
perdu de son énergie physique et morale, agissait avec sang-froid, tandis que
le docteur le suivait machinalement, comme une bête que l’on tire par une
corde.
Après avoir dépassé la cuvette,
le forestier longea la base de la courtine pendant une vingtaine de pas, et
s’arrêta au-dessous de la poterne, à l’endroit où pendait le bout
de chaîne. En s’aidant des pieds et des mains, il pourrait aisément
atteindre le cordon de pierre qui faisait saillie au-dessous de
l’embrasure.
Évidemment, Nic Deck
n’avait pas la prétention d’obliger le docteur Patak à tenter avec
lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne l’aurait pu. Il se borna
donc à le secouer vigoureusement pour se faire comprendre, et lui recommanda de
rester sans bouger au fond du fossé.
Puis, Nic Deck commença à grimper
le long de la chaîne, et ce ne fut qu’un jeu pour ses muscles de
montagnard.
Mais, lorsque le docteur se vit
seul, voilà que le sentiment de la situation lui revint dans une certaine
mesure. Il comprit, il regarda, il aperçut son compagnon déjà suspendu à un
douzaine de pieds au-dessus du sol, et, alors, de s’écrier d’une
voix étranglée par les affres de la peur :
« Arrête... Nic... arrête ! »
Le forestier ne l’écouta
point.
« Viens... viens... où je
m’en vais ! gémit le docteur, qui parvint à se remettre sur ses pieds.
— Va-t’en ! »
répondit Nic Deck.
Et il continua de s’élever
lentement le long de la chaîne du pont-levis.
Le docteur Patak, au paroxysme de
l’effroi, voulut alors regagner le raidillon de la contrescarpe, afin de
remonter jusqu’à la crête du plateau d’Orgall et de reprendre à
toutesjambes le chemin de Werst...
O prodige, devant lequel
s’effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit précédente ! — voici
qu’il ne peut bouger...
Ses pieds sont retenus comme
s’ils étaient saisis entre les mâchoires d’un étau... Peut-il les
déplacer l’un après l’autre ?... Non !... Ils adhèrent par les
talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur s’est-il donc laissé
prendre aux ressorts d’un piège il est trop affolé pour le reconnaître...
Il semble plutôt qu’il soit retenu par les clous de sa chaussure.
Quoi qu’il en soit, le
pauvre homme est immobilisé à cette place... Il est rivé au sol...
N’ayant même plus la force de crier il tend désespérément les mains... On
dirait qu’il veut s’arracher aux étreintes de quelque tarasque,
dont la gueule émerge des entrailles de la terre...
Cependant, Nic Deck était parvenu
à la hauteur de la poterne et il venait de poser sa main sur l’une des
ferrures où s’emboîtait l’un des gonds du pont-levis...
Un cri de douleur lui échappa ;
puis, se rejetant en arrière comme s’il eût été frappé d’un coup de
foudre, il glissa le long de la chaîne qu’un dernier instinct lui avait
fait ressaisir, et roula jusqu’au fond du fossé. « La voix avait bien dit
qu’il m’arriverait malheur ! » murmura-t-il et il perdit
connaissance.
|